vendredi 12 août 2011

Quand la constance vous mène à l’essence. "L'homme qui s'exprime vraiment ne traduit pas."



« Elle était grande avec des bras blancs. Elle avait les cheveux comme ils ne sont pas dans la nature. Ils étaient finement frisés derrière la nuque et sur les oreilles où ils semblaient beaucoup de petits coquillages mis les uns à côté des autres. Il la voyait de dos. Il la voyait à présent de face. Alors il voit aussi qu’elle le regarde et, quand elle passe à côté de lui, ses yeux à elle vont de côté. Et il veut s’en aller, mais il ne s’en va pas. »
Page 73.

« Un oiseau s’est mis à crier un peu au-dessus de lui dans les arbres : c’est le temps où ils ne chantent plus. Un oiseau crie, un autre lui répond avec les mêmes cris et on entend le bruit qu’ils font avec leurs ailes. Un oiseau siffle un bout de chanson sur trois notes, puis cesse de siffler, et, de tous les côtés, un grand bavardage commence, comme quand beaucoup de vieilles femmes sont ensemble, dans les arbres qu’on commence à voir. Ils se défont par leurs pointes de la compacité de l’air avec laquelle ils faisaient corps et par leurs pointes ils se séparent. C’est haut au-dessus du rivage. Il était assis sur un rocher. On commençait à tout voir, tout ce qui est vrai, tout ce qui existe. Le lac devenait rose comme un champ d’esparcette au moment de la floraison. Des villes sont de l’autre côté. On recommençait de les voir. On voyait que c’étaient des villes. On voyait que c’étaient beaucoup de maisons qui faisaient des points clairs et que ces points clairs à certaines places se rejoignaient, faisant des taches, c’est-à-dire qu’il y avait deux grandes taches et puis d’autres plus petites, sur la pente de la montagne qui est surmontée par des parois de rochers. Et les parois, elles aussi, se sont éclairées, comme si on avait allumé une lampe derrière. »
Page 154.

C.F. Ramuz, in Le garçon savoyard, éditions Bernard Grasset (1937), collection Les Cahiers Rouges, 1997.

Il commençait à me tomber des mains à la cinquantième page mais j’ai insisté, je suis allée jusqu’au bout de ce livre, je l’ai terminé.
Je n’avais jusqu’à présent lu que quelques extraits de son Journal et cela m’avait bien plu. Ce que j’acceptais pour son journal, une écriture poétique, simple, agréable, que je considère comme le langage parlé de l’auteur, me dérangeait dans ce roman. Quelle étrange écriture, j’avais parfois l’impression de lire un livre écrit par un enfant, ou de découvrir un style littéraire d’adulte qui serait en quelque sorte de "l’écriture brute" comme l’on parle de "l’art brut" de "l’art populaire", de "l’art naïf".

Pour tenter de comprendre cette écriture singulière, je suis allée -après lecture de l'ouvrage - lire ici ou là quelques textes et je me sens un peu rassurée, si je puis dire, je ne m’étais donc pas trompée ;  je comprends maintenant mon étonnement :

« Si ses livres ne sont pas à proprement parler des succès de librairie, il obtient la reconnaissance de ses pairs, mais son style fait polémique. En effet, il n'hésite pas à malmener la syntaxe pour trouver une langue expressive, qu'il oppose à la langue morte des grammairiens. On lui reproche de « mal écrire », et de mal écrire « exprès ». La polémique est engagée. Partisans et détracteurs de l'écrivain s'expriment notamment dans un ouvrage collectif dirigé par Henry Poulaille et portant le titre explicite de : Pour ou contre C. F. Ramuz (1926). L'écrivain réagit à son tour en publiant en 1929 son fameux plaidoyer intitulé Lettre à Bernard Grasset. Courtisé par Jean Paulhan qui souhaite le voir intégrer la maison Gallimard, Ramuz reste fidèle à Grasset, mais donne toutefois quelques textes à la Nouvelle Revue française. »

« S'il continue à prendre ses sujets dans un monde paysan à bien des égards archaïque, et fidèle à son principe selon lequel on peut atteindre à l'universel par le biais de l'extrêmement particulier, il développe alors une langue expressive et novatrice, saluée notamment par Paul Claudel et Louis-Ferdinand Céline. »

Dans sa Lettre à Bernard Grasset de 1929, Ramuz précise son rapport avec la Suisse romande :

“ Mon pays a toujours parlé français, et, si on veut, ce n’est que “son” français, mais il le parle de plein droit (...) parce c’est sa langue maternelle, qu’il n’a pas besoin de l’apprendre, qu’il le tire d’une chair vivante dans chacun de ceux qui y naissent à chaque heure, chaque jour.(...) Mais en même temps, étant séparé de la France politique par une frontière, il s’est trouvé demeurer étranger à un certain français commun qui s’y était constitué au cours du temps. Et mon pays a eu deux langues: une qu’il lui fallait apprendre, l’autre dont il se servait par droit de naissance; il a continué à parler sa langue en même temps qu’il s’efforçait d’écrire ce qu’on appelle chez nous, à l’école, le “ bon français ”, et ce qui est en effet le bon français pour elle, comme une marchandise dont elle a le monopole. ”. Ramuz écarte l’idée que son pays soit une province de France et dit le sens de son œuvre en français: “ Je me rappelle l’inquiétude qui s’était emparée de moi en voyant combien ce fameux “ bon français ”, qui était notre langue écrite, était incapable de nous exprimer et de m’exprimer. Je voyais partout autour de moi que, parce qu’il était pour nous une langue apprise (et en définitive une langue morte), il y avait en lui comme un principe d’interruption, qui faisait que l’impression, au lieu de se transmettre telle quelle fidèlement jusqu’à sa forme extérieure, allait se déperdant en route, comme par manque de courant, finissant par se nier elle-même (...) Je me souviens que je m’étais dit timidement: peut-être qu’on pourrait essayer de ne plus traduire. L’homme qui s’exprime vraiment ne traduit pas. Il laisse le mouvement se faire en lui jusqu’à son terme, laissant ce même mouvement grouper les mots à sa façon. L’homme qui parle n’a pas le temps de traduire (...) Nous avions deux langues: une qui passait pour “ la bonne ”, mais dont nous nous servions mal parce qu’elle n’était pas à nous, l’autre qui était soi-disant pleine de fautes, mais dont nous nous servions bien parce qu’elle était à nous. Or, l’émotion que je ressens, je la dois aux choses d’ici... “ Si j’écrivais ce langage parlé, si j’écrivais notre langage...” C’est ce que j’ai essayé de faire...” (Lettre à Bernard Grasset (citée dans sa version préoriginale parue en 1928 sous le titre Lettre à un éditeur ) in Six Cahiers, n°2, Lausanne, novembre 1928). »

Je m’aperçois en faisant mes recherches qu'il était inconvenant de ma part de parler d’une écriture "enfantine". Comment puis-je me permettre de poser cet avis en n’ayant lu que deux cent pages de l’œuvre de cet écrivain ? Je comprends aujourd’hui qu’il écrivait pour le peuple, pour les paysans et qu’il n’était lu que par des universitaires et des intellectuels. Aurai-je donc réagi comme une intellectuelle ? … que je ne suis pas.

Je ne suis pas amateur de romans et je vais donc me diriger vers ses Correspondances et son Journal, dont l’extrait que l’on peut lire ici, ne reflète en rien l’écriture du roman que je viens de lire. Cependant, après avoir lu sa Lettre à Bernard Grasset, j’ai vraiment envie de lire un autre (ou plusieurs) roman qui confirmera ou infirmera ma première impression d’écriture « singulière ». Je pense que je le lirai avec un autre regard. J’ai d’ailleurs lu le dernier chapitre du Garçon Savoyard, avec cet autre regard, je comprenais un peu mieux l’âpreté du style, qui ne cherche pas à plaire, qui dit les choses… comme elles viennent et n’ont pas manqué alors de m’émouvoir, car il y a bel et bien de la poésie ici :

« Mais les nuages vont tous du même côté ; alors il est allé où allaient les nuages ».
[…]
On ne s’arrête pas. Le bateau devient petit, étant déjà assez loin de la rive.
Et l’eau soudain s’enflamme comme quand on met l’allumette dans un tas de copeaux : alors Joseph a été dessus ; il est là-bas sur son bateau qui n’est déjà plus qu’un point noir.
[…]
Il a entonné la chanson tourné vers la montagne.
Il lève le bras, on a le temps. Il tient le couteau, la lame ouverte, dans sa main droite :

J’irai suivant sa trace,
tandis qu’elle me fuit,
jusqu’au fond de l’espace,
jusqu’au bout de la nuit…

A l’autre bout du monde
s’il faut, vivant ou mort ;
et si la terre est ronde
on sortira dehors.


Il voit que la terre est ronde ; il voit qu’il faut sortir de la terre. Il entend une dernière fois la montagne qui appelle : "Jo… Jo… seph…" mais le son ne lui parvient plus qu’amorti, étouffé, à cause de la distance. Il se couche au fond du bateau. Il a vu qu’il avait le temps.
On n’entend pas encore le bruit du canot à moteur.
Il a vu que la terre est ronde, mais, ce qu’il voit aussi, c’est qu’il est dans une bonne direction.
Il va où vont les nuages. Une petite brise matinale le pousse où sont eux-mêmes poussés. Il tâte avec la main les planches qui servent de fond au bateau ; il les sent sous sa main toutes pourries et molles. Il voit qu’il va où « elle » est : c’est pour la rejoindre. Un nuage. Un joli nuage là-haut. Un joli nuage au-dessus de vous. La lame s’enfonce d’un coup dans les planches, puis il la fait tourner dans sa main.
Il entend Larpin qui l’appelle :
- Eh ! Joseph qu’est-ce que tu fais ? où vas-tu ?
Mais en même temps il voit qu’un fil a été tendu au-dessus de lui d’une pointe de montagne sur l’une des rives à une autre pointe sur l’autre. Est-ce là-haut ou là-dessous ? Est-ce qu’il "la" voit de bas en haut ou s’il "la" voit de haut en bas ?
Là-dessus et là-dessous, c’est la même chose. Il fait tourner encore une fois sur elle-même la lame de son couteau ; et elle fuit, mais il se fuit, et ainsi il va la rejoindre.
Elle s’élève, elle ne pèse plus. Elle a échappé à la mort, mais j’échapperai par elle à la mort.
Il fait tourner son couteau dans le trou que peu à peu il a creusé dans l’épaisseur de la planche.
Elle est debout sur une poussière d’air, sur une colonne de vapeur, sur un nuage ; et, en même temps qu’il descend et s’enfonce, il voit qu’il se rapproche d’elle davantage ; pendant qu’on l’appelle encore, mais il n’entend plus.
Elle s’élève, il descend vers elle.
Et elle n’a plus été vue, mais lui, non plus, il n’a plus été vu, parce qu’il avait crevé l’eau en même temps qu’elle crevait l’air. »
Pages 198 - 199.

Il serait reconnu aujourd’hui pour "la modernité de son écriture". Je ne nie pas que Le garçon savoyard est un beau sujet philosophique : Ramuz dresse le portrait d’un homme épris d’absolu, désarmé et gouverné par l’absurdité de la vie. L’apparition d’une acrobate incarne pour lui la perfection, la beauté mais aussi l’artifice. Il n’aura de cesse de la retrouver mais il lui faudra choisir entre le rêve et la réalité.

Ce que l’on dit de cet ouvrage :

"Ce roman sur l’artifice et l’onirisme est l’un des plus achevés, des plus ambitieux du grand Ramuz."
Quatrième de couverture.

Le garçon savoyard.
Lausanne: Mermod (Aujourd'hui); La Guilde du livre, 1936.
Lausanne: Plaisir de Lire, 1977
Paris: Grasset, coll. Les Cahiers rouges (246)

Le garçon savoyard est tourmenté, comme Bolomey [Adam et Ève], du même désir d'échapper à la prison des corps. Mais tandis que le paysan vaudois accepte, pour finir, d'être victime de la malédiction que fait reposer sur nous le péché originel, Joseph, le garçon de Savoie, trouve dans le crime et dans la mort, enfin, la liberté. Tout le roman - et c'est l'un des plus admirables de Ramuz - est traversé d'une sorte de passion vengeresse. Cet amour humain, qui nous leurre, qui jamais ne s'égale à notre besoin d'infini, Joseph veut le tuer. Il ne sait rien, lui, de la malédiction biblique.
Guyot, Charly. Comment lire C.F. Ramuz. Paris: Éditions Aux étudiants de France, 1946, p.80).

Ramuz a noté dans son Journal sous la date du 7 janvier 1902 :
"Je m'amuse à copier des bouts de textes qui sont, lus le matin, un enchantement pour tout le jour. Non pas seulement des pensées, mais de simples notations, où la seule inflexion de la phrase est en jeu, la seule succession des objets envisagés, mais tournées de telle sorte qu'elles éveillent en vous quelque sentiment essentiel, qui y réponde, y participe et, en quelque façon, y collabore."

Les œuvres complètes de C.F. Ramuz, éditions Gallimard, coll. La Bibliothèque de la Pléiade, 2005. 2 vol.