mercredi 31 août 2011

"Les anarchistes sont le sel de la terre"

Thomas Bernhard et son grand-père
Johannes Freumbichler à Seekirchen en 1937

"Le pont de chemin de fer était l’œuvre architecturale le plus considérable que j’aie vue jusqu’alors. Si nous ne posons qu’un tout petit paquet de dynamite sur une seule des piles et que nous la faisons exploser, le pont tout entier s’effondrera inéluctablement, disait mon grand-père. Aujourd’hui je sais qu’il avait raison, il suffit d’un demi-kilo d’explosif pour faire s’effondrer le pont. L’idée qu’un petit paquet d’explosif de la dimension de notre bible familiale suffise pour faire s’effondrer ce pont qui avait bien plus de cent mètres de long me fascinait plus que tout. Cependant il faut une mise à feu à distance, disait mon grand-père, afin de ne pas sauter avec le pont lui-même. Les anarchistes sont le sel de la terre, disait-il sans cesse. J’étais fasciné aussi par cette phrase, c’était l’une des phrases coutumières dont je ne pus naturellement saisir que peu à peu toute la signification, c’est-à-dire la signification complète. Ce pont de chemin de fer au-dessus de la Traun, vers lequel je levais les yeux, comme la chose pour moi la plus énorme de toutes, une chose naturellement beaucoup plus énorme que Dieu, dont toute ma vie je ne sus rien faire, le pont du chemin de fer était pour moi la chose suprême. Mon grand-père avait passé en revue devant moi toutes les possibilités de faire s’effondrer le pont. Avec un explosif on peut tout anéantir, à condition qu’on le veuille. En théorie, chaque jour j’anéantis tout, comprends-tu ? disait-il. En théorie il était possible tous les jours et à tout instant désiré d’anéantir tout, de faire effondrer, d’effacer de la terre. Cette pensée, il la trouvait grandiose entre toutes. Moi-même je m’appropriai cette pensée et ma vie durant, je joue avec elle. Je tue quand je veux, je fais s’effondrer quand je veux, j’anéantis quand je veux. Mais la théorie est seulement la théorie, disait mon grand-père, après quoi il allumait sa pipe. Dans l’ombre du pont de chemin de fer plongé dans la nuit, auquel j’enflammais avec la plus grande jouissance mes pensée anarchistes, j’étais en route pour aller chez mon grand-père. Les grands-pères sont les maîtres, les véritables philosophes de tout être humain, ils ouvrent toujours en grand le rideau que les autres ferment continuellement. Nous voyons, quand nous sommes en leur compagnie, ce qui est réellement, non seulement la salle, nous voyons la scène et nous voyons tout, derrière la scène. Depuis des millénaires les grands-pères créent le diable là où sans eux il n’y aurait que le Bon Dieu. Par eux nous avons l’expérience du spectacle entier dans son intégralité, non seulement du misérable reste, le reste mensonger, considéré comme une farce. Les grands-pères placent la tête de leur petit-fils là où il y a au moins quelque chose d’intéressant à voir, bien que ce ne soit pas toujours quelque chose d’élémentaire, et, par cette attention continuelle à l’essentiel qui leur est propre, ils nous affranchissent de la médiocrité désespérante dans laquelle, sans les grands-pères, indubitablement nous mourrions bientôt d’asphyxie.
[…]
Rien n’était plus répugnant que la petite ville et précisément une petite ville du genre de Traunstein était ce qu’il y avait de plus écoeurant. […] Vivre soit tout à fait à la campagne soit dans une ville gigantesque, telle était l’opinion de mon grand-père. Malheureusement son gendre, mon tuteur, avait seulement trouvé ici un emploi et ainsi nous étions contraints d’exister dans cette atmosphère exécrable. A présent, il était lui-même à Ettendorf, il le fallait bien, mais en bas, à Traunstein, non, alors plutôt le suicide ! C’était ainsi exactement qu’il parlait dans ses promenades. Le mot suicide était l’un de ses mots les plus naturels, il m’est familier depuis ma toute première enfance, avant tout dans la bouche de mon grand-père. J’ai l’expérience de la façon d’utiliser ce mot. Pas de conversation, pas d’enseignement de sa part sans qu’ils n'aient été suivis inévitablement de la constatation que le bien le plus précieux de l’homme était de se soustraire au monde par sa libre décision, par le suicide, de se tuer à tout moment qui lui plaît. Lui-même, toute sa vie avait spéculé avec cette pensée, c’était la spéculation qu’il avait poussée avec le plus de passion, je l’ai reprise à mon propre compte. A toute heure, à tout moment que nous voulons, nous pouvons nous suicider, le plus possible de la façon la plus esthétique, disait-il. Pouvoir tirer sa révérence, disait-il, était la seule pensée effectivement merveilleuse."
(Les mots en "gras" sont de mon fait). 

Thomas Bernhard, in Un enfant, Récits 1971 – 1982, Quarto Gallimard, 2007. Pages 362 – 363 – 366.

"Thomas Bernhard mettra toujours l'accent sur son enfance auprès de son grand-père, époque heureuse pour lui."

C'est un véritable choc pour moi de découvrir cet auteur. Ça me secoue terriblement. J'ai eu parfois envie d'arrêter, de passer à autre chose en lisant les premiers Récits : L'origine, La cave, Le souffle, Le froid mais j'étais prise dans ces phrases qui semblaient venir du plus profond de l'auteur, comme une antienne. Avec Un enfant on reprend un peu son souffle. Quand je ferme ce livre après avoir terminé un Récit, je reste longtemps sans rien faire, j'ai besoin de récupérer. C'est puissant, éreintant.