21 février 1992, Paris
Quand j’émerge au grand jour
par l’escalator ou les escaliers du métro – et parfois j’en suis pris de
vertige -, la ville m’entoure de toute part : le large trottoir, les
bonnes grisailles, l’éventaire du fleuriste, le fronton vitré des terrasses, la
foule, la feuille morte qui tombe doucement, le soupçon de ciel, la lumière aux
tons urbains, les rues qui se déploient à tous les vents comme des bannières,
sans jamais un hiatus ou un vide, et le grondement, le vrombissement, le tourbillonnement
de la circulation. En haut des escaliers, le vendeur de marrons chauds – tiens
donc, ce commerce est maintenant aux mains des malins Pakistanais, bons garçons
et travailleurs. Il faut voir celui-là sortir les marrons du feu ou les
retourner avec les doigts, un par un. Examinée de plus près, la grille s’avère
être un fond de tonneau percé de trous et le fourneau, un baril d’huile coupé
en deux, le tout monté sur un caddie de supermarché ; la petite porte du
four est en carton. Bonne qualité, les marrons. L’équipement, digne du
tiers-monde.
Du magasin de fleurs sort péniblement un
berger belge, très très vieux, la tête de travers et au moins une patte
paralysée. Ce n’est pas qu’il soit boiteux, il a la goutte. Il se déplace comme
ces grands animaux de tissu qui, sous leur faux pelage, sont actionnés par une
foule d’acrobates, ces mille-pattes comiques des spectacles pour enfants ;
sauf qu’ici ce ne sont pas des comédiens mais ses membres chargés d’ans qui
traînent son pelage. Une pauvre vieille bête qu’on garde par pitié.
Vient de passer un homme qui chancelle
bizarrement au bras d’une dame encore jeune, il doit avoir un parkinson ou
quelque autre maladie neurologique, quelque autre fléau qui l’oblige à ces
agaçants sautillements, courbettes et ronds de jambe. Pour faire oublier son
infirmité, ou pour ne pas y penser, il harangue avec véhémence sa compagne qui
a visiblement du mal à retenir son pas. Ils sont bien habillés tous les deux.
La dame affiche une mine imperturbable.
Et puis, au milieu du trottoir, des gens
qui se disent au revoir. Assez jeunes, débordants d’entrain, ils s’embrassent
sur la joue avec affectation, et au moment où, arrivé à leur hauteur, j’ose un
regard, je vois la bouche laquée de la dame flotter dans l’air froid, comme
découpée avec des ciseaux - bouche embrasseuse, à emporter.
Rouler en métro, dans les quartiers où il
est aérien. L’agréable ronronnement, les vues changeantes, tout ce que capte
l’œil est inespéré, le mouvement est
amorti. En ce moment je prends beaucoup de métro sans but, comme si je pouvais
ainsi mettre en branle l’écriture, comme si, par cette stimulation, j’allais
arriver à quelque chose, ou plutôt courir après, jusqu’à ce que mes yeux se
dessillent. Je pense à la marche de ma prose, avec ses virages et ses crochets,
sa scansion sous-jacente ; à l’inouï qui peut surgir de l’absence
d’événements. Une sorte d’air tiède qui nous envelopperait, moi et le lecteur,
au lieu de se contenter de soulever des jupes.
Je ne cesse de penser à la sinistre cage
d’escalier de mon enfance et à sa tristesse qui happe le jeune garçon dès son
arrivée. Les pitoyables échantillons de vie empilés en étages, les portes
d’appartement au regard mauvais, le petit délai accordé pendant qu’on gravit
les marches, la désolation qui peu à peu vous imprègne, comme un lavage de
cerveau. Ce cul-de-sac vertical. C’est sur cet arrière-plan qu’il faut voir mes
promenades, mon effort pour rendre tout intéressant. Comme le semeur, je jetais
au passage les graines de ma fantaisie et laissais le germe lever. Et pourtant,
il regorge d’existences, ce boyau malodorant des escaliers. Des moellons
solidement fixés, qu’il s’agit d’ouvrir.
Paul Nizon, in Les carnets du coursier, Journal 1990-1999,
éditions Actes Sud 2011.