mardi 11 mars 2014

Promenade urbaine et métropolitaine






21 février 1992, Paris

Quand j’émerge au grand jour par l’escalator ou les escaliers du métro – et parfois j’en suis pris de vertige -, la ville m’entoure de toute part : le large trottoir, les bonnes grisailles, l’éventaire du fleuriste, le fronton vitré des terrasses, la foule, la feuille morte qui tombe doucement, le soupçon de ciel, la lumière aux tons urbains, les rues qui se déploient à tous les vents comme des bannières, sans jamais un hiatus ou un vide, et le grondement, le vrombissement, le tourbillonnement de la circulation. En haut des escaliers, le vendeur de marrons chauds – tiens donc, ce commerce est maintenant aux mains des malins Pakistanais, bons garçons et travailleurs. Il faut voir celui-là sortir les marrons du feu ou les retourner avec les doigts, un par un. Examinée de plus près, la grille s’avère être un fond de tonneau percé de trous et le fourneau, un baril d’huile coupé en deux, le tout monté sur un caddie de supermarché ; la petite porte du four est en carton. Bonne qualité, les marrons. L’équipement, digne du tiers-monde.
    Du magasin de fleurs sort péniblement un berger belge, très très vieux, la tête de travers et au moins une patte paralysée. Ce n’est pas qu’il soit boiteux, il a la goutte. Il se déplace comme ces grands animaux de tissu qui, sous leur faux pelage, sont actionnés par une foule d’acrobates, ces mille-pattes comiques des spectacles pour enfants ; sauf qu’ici ce ne sont pas des comédiens mais ses membres chargés d’ans qui traînent son pelage. Une pauvre vieille bête qu’on garde par pitié.
    Vient de passer un homme qui chancelle bizarrement au bras d’une dame encore jeune, il doit avoir un parkinson ou quelque autre maladie neurologique, quelque autre fléau qui l’oblige à ces agaçants sautillements, courbettes et ronds de jambe. Pour faire oublier son infirmité, ou pour ne pas y penser, il harangue avec véhémence sa compagne qui a visiblement du mal à retenir son pas. Ils sont bien habillés tous les deux. La dame affiche une mine imperturbable.
    Et puis, au milieu du trottoir, des gens qui se disent au revoir. Assez jeunes, débordants d’entrain, ils s’embrassent sur la joue avec affectation, et au moment où, arrivé à leur hauteur, j’ose un regard, je vois la bouche laquée de la dame flotter dans l’air froid, comme découpée avec des ciseaux - bouche embrasseuse, à emporter.

    Rouler en métro, dans les quartiers où il est aérien. L’agréable ronronnement, les vues changeantes, tout ce que capte l’œil est inespéré, le mouvement  est amorti. En ce moment je prends beaucoup de métro sans but, comme si je pouvais ainsi mettre en branle l’écriture, comme si, par cette stimulation, j’allais arriver à quelque chose, ou plutôt courir après, jusqu’à ce que mes yeux se dessillent. Je pense à la marche de ma prose, avec ses virages et ses crochets, sa scansion sous-jacente ; à l’inouï qui peut surgir de l’absence d’événements. Une sorte d’air tiède qui nous envelopperait, moi et le lecteur, au lieu de se contenter de soulever des jupes.

    Je ne cesse de penser à la sinistre cage d’escalier de mon enfance et à sa tristesse qui happe le jeune garçon dès son arrivée. Les pitoyables échantillons de vie empilés en étages, les portes d’appartement au regard mauvais, le petit délai accordé pendant qu’on gravit les marches, la désolation qui peu à peu vous imprègne, comme un lavage de cerveau. Ce cul-de-sac vertical. C’est sur cet arrière-plan qu’il faut voir mes promenades, mon effort pour rendre tout intéressant. Comme le semeur, je jetais au passage les graines de ma fantaisie et laissais le germe lever. Et pourtant, il regorge d’existences, ce boyau malodorant des escaliers. Des moellons solidement fixés, qu’il s’agit d’ouvrir.

Paul Nizon, in Les carnets du coursier, Journal 1990-1999, éditions Actes Sud 2011.