A douze ans, Balthus publie, à Zürich, ses premiers dessins dans un recueil préfacé par Rilke, intitulé Mitsou,
nom d'un chat qu'il avait trouvé et ensuite perdu. Cette préface d'un album de quarante dessins par Balthus (Rotapfelverlag, Erlenbach-Zurich, 1920, hors commerce) a été écrite par Rilke directement en français et c'est donc dans son texte original que je le retranscris ici.
CHATS
Qui connaît les chats? Se peut-il, par exemple, que vous prétendiez les connaître? J'avoue que, pour moi, leur existence ne fut jamais qu'une hypothèse passablement risquée.
Les bêtes, n'est-ce pas, pour appartenir à notre monde, il faut qu'elles consentent, tant soit peu, à notre façon de vivre, qu'elles la tolèrent; sinon, elles mesureront, soit hostiles, soit craintives, la distance qui les sépare de nous, et ce sera là leur manière de rapports.
Voyez les chiens : leur rapprochement confidentiel et admiratif est tel que certains d'entre eux semblent avoir renoncé à leurs plus anciennes traditions canines, pour adorer nos habitudes et même nos erreurs. C'est bien cela qui les rend tragiques et sublimes. leur décision de nous admettre les force d'habiter, pour ainsi dire, aux confins de leur nature qu'ils dépassent constamment de leur regard humanisé et de leur museau nostalgique.
Mais quelle est l'attitude des chats? - Les chats sont des chats, tout court, et leur monde est le monde des chats, d'un bout à l'autre. Ils nous regardent direz-vous? Mais a-t-on jamais su si vraiment ils daignent loger un instant au fond de leur rétine notre futile image? Peut-être nous opposent-ils, en nous fixant, tout simplement un magnifique refus de leurs prunelles à jamais complètes? - Il est vrai que certains d'entre nous se laissent influencer par leurs caresses câlines et électriques. Mais que ceux-là se souviennent de l'étrange et brusque distraction avec laquelle leur animal favori mit souvent fin à des épanchements qu'ils eussent crus réciproques. Eux aussi, ces privilégiés admis auprès des chats ont été reniés et désavoués maintes fois, et, tout en pressant encore contre leur poitrine la bête mystérieusement apathique, ils se sentaient arrêtés au seuil de de ce monde qui est celui des chats et que ceux-ci habitent exclusivement, entourés de circonstances que nul de nous ne saurait deviner.
L'homme fut-il jamais leur contemporain? - J'en doute. Et je vous assure que parfois, au crépuscule, le chat du voisin saute à travers mon corps, en m'ignorant, ou pour prouver aux choses ahuries que je n'existe point.
Ai-je tort, dites, de vous mêler à ces réflexions, tout en voulant vous conduire vers l'histoire que mon petit ami Baltusz va vous raconter? Il la dessine, c'est vrai, sans vous parler davantage, mais ses images suffiront largement à votre curiosité. Pourquoi, les répéterais-je sous une autre forme? Je préfère y ajouter ce qu'il ne dit pas encore? Résumons cependant l'histoire :
Baltusz (je
crois qu’il avait dix ans cette époque) trouve un chat. Cela se passe au
château de Nyon que, sans doute, vous connaissez. On lui permet d’emporter sa
petite trouvaille tremblante, et le voilà en voyage avec elle. C’est le bateau,
c’est l’arrivée à Genève, au Molard, c’est le tram. Il introduit son nouveau
compagnon à la vie domestique, il l’apprivoise, il le gâte, il le chérit.
«Mitsou» se prête, joyeusement, aux conditions qu’on lui propose, tout en
rompant parfois la monotonie de la maison par quelque improvisation folâtre et
ingénue. Trouvez-vous exagéré que son maître, en le promenant, l’attache à
cette ficelle gênante ? C’est qu’il se méfie de toutes les fantaisies qui
traversent ce cœur de matou, aimant, mais inconnu et aventureux. Cependant, il
a tort. Même un déménagement dangereux s’opère sans aucun accident, et la
petite bête capricieuse s’adapte au milieu nouveau avec une docilité amusée.
Puis, tout à coup, elle disparaît. La maison s’alarme ; mais, Dieu soit loué,
ce n’est pas sérieux cette fois : on retrouve Mitsou au milieu du gazon, et
Baltusz, loin de réprimander son déserteur, l’installe sur les tuyaux du
calorifère bienfaisant. Vous goûterez comme moi, je suppose, l’accalmie, la
plénitude qui suit cette angoisse. Hélas ! ce n’est qu’une trêve. Noël parfois
se montre par trop séduisant. On mange des gâteaux, un peu sans compter ; on
tombe malade. Et pour guérir, on s’endort. Mitsou, ennuyé de votre sommeil trop
long, au lieu de vous éveiller, s’évade. Quel effarement ! Heureusement,
Baltusz se trouve assez rétabli pour se lancer à la recherche du fugitif. Il
commence par ramper sous son lit : rien. Ne vous semble-t-il pas bien
courageux, tout seul, à la cave, avec sa bougie qu’en signe de recherche il
emporte ensuite partout, au jardin, dans la rue? Rien ! Regardez sa petite
figure solitaire? Qui l’a abandonné ? C’est un chat ? - Se consolera-t-il avec
le portrait de Mitsou que, dernièrement, son père ébauchait ? Non, il y avait du pressentiment là-dedans ; et la
perte commence Dieu sait quand ! C’est définitif, c’est fatal. Il rentre. Il
pleure. Il vous montre ses larmes de ses deux mains : Regardez-les
bien!
Voilà
l’histoire. L’artiste l’a mieux racontée que moi. Que me reste-t-il à dire
encore ? Peu.
Trouver une chose,
c’est toujours amusant ; un moment avant, elle n’est pas encore. Mais
trouver un chat, c’est inouï ! Car ce chat, convenez-en, n’entre pas
tout à fait dans votre vie, comme ferait par exemple un jouet
quelconque ; tout en vous appartenant maintenant, il reste un peu en
dehors, et cela fait toujours : la vie plus un chat, ce qui donne, je vous
assure, une somme énorme.
Perdre une chose, c’est bien triste. Il est à
supposer qu’elle se trouve mal, qu’elle se casse quelque part, qu’elle
finit dans la déchéance. Mais perdre un chat? Non ! ce n’est pas
permis. Jamais personne n'a perdu un chat. Peut-on perdre un chat, une chose vivante, un être vivant, une vie? Mais perdre une vie, c'est la mort!
Eh bien, c'est la mort.
Trouver. Perdre. Est-ce que vous avez bien réfléchi à ce que c'est que la perte? Ce n'est pas tout simplement la négation de cet instant généreux qui vint combler une
attente que vous-même ne soupçonniez pas. Car entre cet instant et la
perte il y a toujours ce qu'on appelle - assez maladroitement, j'en
conviens - la possession.
Or la perte, toute cruelle qu’elle soit, ne peut rien contre la
possession, elle la termine, si vous voulez ; elle l’affirme ; au fond,
ce n’est qu’une seconde acquisition, tout intérieure cette fois et
autrement intense.
Vous l'avez senti d’ailleurs, Baltusz, ne voyant plus Mitsou, vous vous êtes mis à le voir davantage.
Vit-il encore? Il survit en vous et sa gaieté de petit chat insouciant, après vous avoir amusé, vous oblige : vous avez dû l'exprimer par les moyens de votre tristesse laborieuse.
Aussi, une année après, je vous ai trouvé grandi et consolé.
Pour ceux cependant qui vous verront toujours éploré au bout de votre ouvrage, j'ai composé la première partie - un peu fantaisiste - de cette préface. Pour pouvoir leur dire à la fin : "Tranquillisez-vous : Je suis. Baltusz existe. Notre monde est bien solide. Il n'y a pas de chats."
Au Château de Berg am Irchel,
en novembre 1920.
Rainer Maria Rilke, Baladine und Balthus beim Waldspaziergang in Batenberg, 1922.