mercredi 29 août 2012

Trois ans déjà

"Une nuit, en juin 1944, j'ai tenté de conjurer la mort avec des mots. Je détache quelques-une de ces notes, telles que je les pris au courant de la plume :
"J'étais couchée dans mon lit, le ventre collé entre le matelas, les genoux et les pieds enfoncés dans la terre. Dans la nuit, le silence s'était changé en un bruit de feuillage et d'eau, un grand bruit d'enfance. La mort se refermait sur moi. Encore un peu de patience, et j'allais glisser de l'autre côté du monde, dans la région qui ne reflète jamais la lumière. J'existerais seule, loin des autres, dans cette pure existence qui est peut-être l'exact envers de la mort et que je ne connais guère que dans mes rêves : en vain je la cherche parfois dans le désert des montagnes et des plateaux; la solitude n'est jamais achevée dès qu'on garde les yeux ouverts. J'allais fuir, le long d'une dimension mystérieuse, qui déferait ma vie et me ferait toucher à ma pure présence; et peut-être au bout rencontrerais-je la mort, le rêve de mort que chaque fois je prends pour une vérité définitive, me laissant glisser avec une espèce d'abandon au fond du néant tandis qu'une voix crie : "Cette fois, c'est pour de bon, il n'y aura pas de réveil." Et quelqu'un demeure et dit : "Je suis morte", et, rêvant de la mort qu'un vivant peut rêver, dans cet instant miraculeux la vie atteint l'extrême pureté de ma présence nue. Il ne se passe guère de semaine que je ne joue à ce jeu d'angoisse et de certitude. Mais cette nuit, mon corps repoussait l'abandon du sommeil, refusant de se livrer même en rêve à la mort, fût-ce pour la renier, refusant de dormir; et il n'y avait en moi aucune angoisse, car ce refus avait tant de violence que la mort perdait son importance : le temps s'abolissait, l'existence s'affirmait sans recours aux autres ni à l'avenir. Mais cette flamme exigeait un aliment; un instant, elle a brûlé des souvenirs, et des phrases qui se formaient dans ma gorge suffisaient à exalter mon coeur; la vie se gonflait, elle me pressait : mais comment vivre dans la nuit de cette chambre, au milieu d'une ville verrouillée? J'ai allumé et, couchée dans mon lit, j'ai écrit ces lignes. J'ai écrit le début de ce livre qui est mon  recours suprême contre la mort, ce livre que j'ai tant souhaité écrire : le travail de toutes ces années n'a peut-être été destiné qu'à me donner l'audace et le prétexte de l'écrire.""

Pages 617 - 618.

Simone de Beauvoir, in La Force de l'âge, Gallimard, 1960.


Je
29 août 2009 - 29 août 2012
1111 (ce chiffre mériterait qu'on s'(y) arrête) billets!

Un petit break devrait s'imposer.