samedi 2 avril 2011

Stendhal, De "je" mis avec "moi"...


     
      Vie de Henry Brulard. Conditions :

      1° N’imprimer qu’après mon décès ;
      2° Changer absolument tous les noms de femmes ;
      3° Ne changer aucun nom d’homme.
                   Civita-Vecchia, le 30 novembre 1835.
                                                H. B.

Je me trouvais ce matin, 16 octobre 1832, à San-Pietro in Montorio, sur le mont Janicule, à Rome, il faisait un soleil magnifique. Un léger vent de sirocco, à peine sensible, faisait flotter quelques petits nuages blancs au-dessus du mont Albano ; une douce chaleur délicieuse régnait dans l’air, j’étais heureux de vivre. Je distinguais parfaitement Frascati et Castel-Gandolfo qui sont à quatre lieues d’ici, je regardais la villa Aldobrandini où est cette sublime fresque de Judith du Dominiquin. […] Au-dessous du mur contre lequel je m’appuie sont les grands orangers du verger des capucins, puis le Tibre et le prieuré de Malte, un peu après sur la droite, le tombeau de Cécilia Metella, Saint-Paul et la pyramide de Cestius. En face de moi je vois Sainte-Marie-Majeure et les longues lignes du Palais de Monte-Cavallo. Toute la Rome ancienne et moderne, depuis l’ancienne voie Appienne avec les ruines de ses tombeaux et de ses aqueducs jusqu’au magnifique jardin du Pincio bâti par les Français, se déploie à la vue.
Ce lieu est unique au monde, me disais-je en rêvant, et la Rome ancienne malgré moi l’emportait sur la moderne, tous les souvenirs de Tite-Live me revenaient en foule. Sur le mont Albano à gauche du couvent j’apercevais les prés d’Annibal.
Quelle vue magnifique ! c’est donc ici que la Transfiguration de Raphaël a été admirée pendant deux siècles et demi. Quelle différence avec la triste galerie de marbre gris où elle est enterrée aujourd’hui au fond du Vatican. […]… Ah ! dans trois mois j’aurai cinquante ans, est-il bien possible ! 1783, 93, 1803, je suis tout le compte sur mes doigts… et 1833 cinquante. Est-il bien possible ! cinquante ! Je vais avoir la cinquantaine et je chantais l’air de Grétry :

Quand on a la cinquantaine

Cette découverte imprévue ne m’irrita point, […] Après tout, me dis-je, je n’ai pas mal occupé ma vie, occupé ! Ah ! c’est-à-dire que le hasard ne m’a pas donné trop de malheurs, car en vérité ai-je dirigé le moins du monde ma vie ?
[…]
Je me suis assis sur les marches de San-Pietro et là j’ai rêvé une heure ou deux à cette idée : Je vais avoir cinquante ans, il serait bien temps de me connaître. Qu’ai-je été, que suis-je, en vérité je serais bien embarrassé de le dire.
[…]
Quai-je donc été ? Je ne le saurais. A quel ami, quelque éclairé qu’il soit, puis-je le demander ? M. di Fior[i] lui-même ne pourrait me donner d’avis. A quel ami ai-je jamais dit un mot de mes chagrins d’amour ?
[…]
Avais-je donc un caractère triste ?
[…]
Ai-je été un homme d’esprit ? Ai-je eu du talent pour quelque chose ? […] Mais ai-je eu le caractère gai ?
Enfin je ne suis descendu du Janicule que lorsque la légère brume du soir est venue m’avertir que bientôt je serais saisi par le froid subit et fort désagréable et malsain qui en ce pays suit immédiatement le coucher du soleil. Je me suis hâté de rentrer au Palazzo Conti (Piazza Minerva), j’étais harassé. J’étais en pantalon de… blanc anglais, j’ai écrit sur la ceinture en dedans : 16 octobre 1832, je vais avoir la cinquantaine, ainsi abrégé pour n’être pas compris : J. vaisavoirla5.
Le soir en rentrant assez ennuyé de la soirée de l’ambassadeur je me suis dit : je devrais écrire ma vie, je saurai peut-être enfin, quand cela sera fini dans deux ou trois ans, ce que j’ai été, gai ou triste, homme d’esprit ou sot, homme de courage ou peureux, et enfin au total heureux ou malheureux, je pourrai faire lire ce manuscrit à di Fiori.
Cette idée me sourit. Oui, mais cette effroyable quantité de Je et de Moi ! Il y a de quoi donner de l’humeur au lecteur le plus bénévole. Je et Moi, ce serait, au talent près, comme M. de Chateaubriand, ce roi des égotistes.

De je mis avec moi tu fais la récidive…

Je me dis ce vers à chaque fois que je lis une de ses pages.
On pourrait écrire, il est vrai, en se servant de la troisième personne, il fit, il dit. Oui, mais comment rendre compte des mouvements intérieurs de l’âme ? c’est là-dessus surtout que j’aimerais consulter di Fiori.
Je ne continue que le 23 novembre 1835. La même idée d’écrire my life m’est venue dernièrement pendant mon voyage à Ravenne ; à vrai dire, je l’ai eu bien des fois depuis 1832, mais toujours j’ai été découragé par cette effroyable difficulté des Je et des Moi, faites pour faire prendre l’auteur en grippe ; je ne me sens pas le talent pour la tourner. A vrai dire, je ne suis rien moins que sûr d’avoir quelque talent pour me faire lire. Je sens quelquefois beaucoup de plaisir à écrire, voilà tout.
[…]
Voici le raisonnement qui m’a rassuré à l’égard de ces Mémoires. Supposons que je continue ce manuscrit et qu’une fois écrit je ne le brûle pas ; je le léguerai non à un ami qui pourrait devenir [dévot] ou vendu à un parti comme ce jean-sucre de Thomas Moore, je le léguerai à un libraire, par exemple à M. Levasseur (Place Vendôme, Paris).
[…] Il en fera copier quelque peu, et lira, si la chose lui semble ennuyeuse, si personne ne parle plus de M. de S[tendh]al, il laissera là le fatras qui sera peut-être retrouvé deux cent ans plus tard comme les mémoires de Benvenuto Cellini.
S’il l’imprime et que la chose semble ennuyeuse, on en parlera au bout de trente ans comme aujourd’hui on parle du poème de la Navigation de cet espion d’Esménard…
[…]
Mes confessions n’existeront donc plus trente ans après avoir été imprimées, si les Je et les Moi assomment trop les lecteurs ; et toutefois j’aurai eu le plaisir de les écrire, et de faire à fond mon examen de conscience. De plus, s’il y a succès, je cours la chance d’être lu en 1900 par les âmes que j’aime, les madame Roland, les Mélanie Guilbert, les…
Par exemple, aujourd’hui 24 novembre 1835, j’arrive de la Chapelle Sixtine où je n’ai eu aucun plaisir quoique muni d’une bonne lunette pour voir la voûte et le Jugement Dernier de Michel-Ange ; mais un excès de café commis avant-hier chez les Caetani, par la faute d’une machine que M[ich]el-Ange a rapporté de Londres, m’avait jeté dan la névralgie. Une machine trop parfaite ; ce café trop excellent, lettre de change tirée sur le bonheur à venir au profit du moment présent, m’a rendu mon ancienne névralgie, et j’ai été à la Chapelle Sixtine comme un mouton, id est sans plaisir, jamais l’imagination n’a pu prendre son vol.
N’étant bon à rien, pas même à écrire des lettres officielles pour mon métier, je suis rentré, j’ai fait allumer du feu, et j’écris ceci, sans mentir j’espère, sans me faire illusion avec plaisir comme une lettre à un ami. […] Quel encouragement à être vrai, et simplement vrai, il n’y a que cela qui tienne. Benvenuto a été vrai et on le suit avec plaisir, comme s’il était d’hier, tandis qu’on saute les feuillets de ce [jésuite] de Marmontel qui pourtant prend toutes les précautions possibles pour ne pas déplaire, en véritable Académicien. J’ai refusé d’acheter ses mémoires à Livourne, à vingt sous le volume, moi qui adore ce genre d’écrits.
Mais combien ne faut-il pas de précautions pour ne pas mentir!

Stendhal, in Vie de Henri* Brulard, tome II, chapitre I, extraits.

J’ai ouvert ce volume des œuvres complètes de Stendhal tout à fait par hasard jeudi matin alors que la veille je venais de lire le Journal de Paul Nizon et les extraits que j’ai retranscris sur ce qu’il dit de l’’intime", du "je" et de leur importance dans ses écrits. Et voilà que je tombe sur ce chapitre de la Vie de Henri Brulard et sur ces Je et ces Moi qui hantent également ce personnage qui n’est autre que Stendhal (Henri Beyle) lui-même.
Je me disais que ce serait une jolie fin pour clore mon blog que ces deux extraits – Paul Nizon et Stendhal - où les je et les moi si bien inspirés de leurs auteurs donnent une crédibilité à mon JE. Mais non, il faudra que je mette fin à ce blog, avec des mots d’amour, l'essence (le(s) sens) de mon existence. Je devrais les dénicher dans ma bibliothèque, sans tarder ou… en moi ? Qui sait…

* Henri ou Henry Brulard, c’est selon les éditions. La mienne est celle de Pierre Larrive, Paris, 1956.