Robert Walser (1878-1956) en 1942
"Un matin, l’envie me prenant de faire une promenade, je mis le chapeau sur la tête et, en courant, quittai le cabinet de travail ou de fantasmagorie pour dévaler l’escalier et me précipiter dans la rue. […]
Pour autant que je m’en souvienne, je me trouvai, en débouchant dans la rue vaste et claire, d’une humeur aventureuse et romantique qui m’emplit d’aise. Le monde matinal qui s’étalait devant moi me parut si beau que j’eus le sentiment de le voir pour la première fois. Tout ce que j’apercevais me donnait une agréable impression d’amabilité, de bonté et de jeunesse J’oubliai bien vite qu’un moment encore auparavant, dans mon bureau, là-haut, je ruminais de pensées lugubres devant une feuille de papier vide. La tristesse, la souffrance et toutes les idées pénibles avaient comme disparu, quoique je ressentisse encore vivement une certaine gravité devant et derrière moi.
J’éprouvais une curiosité joyeuse pour tout ce qui allait bien pouvoir se trouver sur ma route ou la croiser. Mes pas étaient mesurés et tranquilles. En allant mon chemin, je manifestais, pour autant que je sache, passablement de dignité. J’aime à dissimuler ce que je ressens aux yeux de mes semblables…"
Ainsi commence la nouvelle de Robert Walser qui va nous conduire tout au long de sa journée dans une Promenade, entre ville et campagne, avec humour et poésie.
"Une fonderie métallurgique remplie d’ouvriers cause là, sur la gauche du chemin de promenade, un vacarme épouvantable. A cette occasion, j’ai sincèrement honte de ne faire que me promener ainsi pendant que tant d’autres s’éreintent au boulot. Il faut dire qu’ensuite je boulonne et travaille peut-être à des heures où tous ces vaillants ouvriers ont pour leur part fini leur journée et se reposent.
Au passage, un monteur me lance :
- Te voilà encore à te promener, on dirait, au beau milieu de la journée de travail.
Je les salue en riant et je conviens avec joie qu’il est dans le vrai.
Sans m’irriter le moins du monde de m’être ainsi fait prendre sur le fait, ce qui serait stupide, je poursuis gaiement ma promenade.
Dans mon costume anglais jaune clair, un cadeau qu’on m’avait fait, il faut dire que je me prenais, comme souvent je l’avoue, pour un lord, un aristocrate, un marquis arpentant son parc, quoique je parcourusse seulement la route, qui traversait un endroit mi-campagne, mi-banlieue, simple, charmant, modeste, médiocre et misérable, et pas du tout un parc, comme je viens d’avoir l’audace de le laisser entendre, ce que je retire en douce, étant donné que tout aspect de parc est purement imaginaire et n’a rien à faire ici."
Pages 25-26
[…] je continuai mon chemin et parvins bientôt après, en poursuivant ma marche tranquille dans l’air chaud et tendre, […] dans un bois de sapins au travers duquel serpentait un chemin espièglement gracieux et quasi souriant, que j’empruntai avec plaisir.
[…] Il régnait là, dans ce sous-bois, le même silence que dans une âme heureuse, que dans un temple, un château enchanté…
[…] Dans le bois, tout était si solennel que de délicieux fantasmes s’emparaient comme d’eux-mêmes du promeneur sensible. Comme le doux silence sylvestre me rend heureux !
De temps à autre, quelque faible bruit parvenait depuis l’extérieur dans cet isolement et cette chère et ravissante obscurité, par exemple un coup, un sifflement ou quelque autre son, dont le retentissement lointain ne faisait qu’augmenter encore ce règne du silence que j’inhalais à cœur perdu, dont je buvais et lapais littéralement les effets.
Dans tout ce mutisme, un oiseau çà et là, du fond de quelque retraite enchanteresse et sacrée, faisait entendre sa voix allègre. Je m’arrêtai et j’écoutai. Soudain, je fus envahi d’un indicible sentiment universel et, du même coup, d’une sensation de gratitude qui jaillit puissamment de mon âme en joie."
Pages 44-45.
Robert Walser, in La promenade, éditions Gallimard, Collection L’Imaginaire, 2007.
Traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, 1987.
Une sorte de journal raconté heure par heure au cours de cette promenade pour le moins délicieuse, sentimentale, romantique et poétique. A lire, à l’ombre d’un chêne lors d’une chaude journée en écoutant le chant des cigales.
« La prose de Walser se caractérise par des descriptions précises, fines et aériennes de situations banales. Walser donne l'impression de ne faire qu'effleurer les situations et les personnages qu'il décrit, et pourtant, cette superficialité ne donne jamais un goût d'inachevé. Dans la nouvelle du même nom, Walser emploie la métaphore de la « vitrine » pour décrire son œuvre : « Une fois de plus, je n'ai fait là qu'esquisser ; en réalité, je devrais me sentir tenu d'en faire davantage. » Walser est l'écrivain des choses petites, délicates et belles. La petitesse caractérise également sa technique d'écriture des années 1920 : Walser esquissait ses textes au crayon, sur de simples bouts de papiers, d'une écriture minuscule, avant de recopier à la plume ceux qu'il destinait à la publication. On mit longtemps après sa mort à se rendre compte que l'écriture microscopique de ce «Territoire du crayon» était déchiffrable et renfermait de très nombreux textes inédits, véritables œuvres - voire chefs d'œuvre - littéraires. C'est ainsi, sous forme de « microgramme » (ainsi appelle-t-on ces textes), qu'est écrit son grand roman publié à titre posthume, Le Brigand. Les manuscrits de Robert Walser ont déménagé de Zurich à Berne, et sont aujourd'hui sauvegardés au sein des Archives littéraires suisses, à la Bibliothèque nationale. Au cœur de la vieille ville, le Centre Robert Walser est ouvert aux chercheurs et au public. »
(Source Wikipédia)
J’ai découvert cet écrivain dans le Journal de Paul Nizon. C’est le premier ouvrage que je lis de Robert Walser, je viens également de commencer Vie de poète dont l’auteur dit, en 1917 « Je viens d´agencer solidement et de terminer un nouveau livre : 55 pages manuscrites, 25 proses, dont « Maria ». L´ouvrage s´intitule Poetenleben, et je le considère comme le meilleur, le plus lumineux, le plus poétique de tous mes livres jusqu´ici ». Il est évident que je vais poursuivre plus avant la découverte de cet auteur.
Dans un entretien avec Nathalie Jungerman Paul Nizon parle de Robert Walser :
Robert Walser (1878-1956) dont vous parlez dans ce Journal de vos débuts, et notamment dans Marcher à l’écriture, a beaucoup compté pour vous...
Paul Nizon : Robert Walser m’a marqué parce que je l’ai lu par hasard quand j’étais gamin. Je n’étais pas un grand lecteur à l’époque. Mais un ancien libraire, un admirateur de Robert Walser et de Richard Wagner, m’a prêté les livres de cet écrivain. On ne les trouvait plus sur le marché. Walser était tombé dans l’oubli, il n’existait plus. J’ai lu ces livres, sans vraiment comprendre. Mais ce que j’ai compris, c’est que l’écriture était une entreprise radicale, à vie, et qu’on peut écrire des livres quasiment sans objet, sans intrigue. J’ai compris que le livre c’est la langue, que l’écriture est une chose en soi, et que tout ce qui émerge provient de la langue, pas de l’intrigue. Car si l’intrigue n’est pas écrite d’une manière extraordinaire, le lecteur oublie immédiatement. Plus tard, dans les années soixante, j’ai été un des premiers dans les pays de langue allemande à connaître l’oeuvre de Walser. Après sa mort, il y a eu cette survie, comme avec Thomas Bernhard, sauf que Bernhard était déjà célèbre de son vivant, pour son oeuvre et aussi pour ses scandales.
Pourquoi Walser est-il tombé dans l’oubli ?
Paul Nizon : Il avait écrit ses premiers romans au début du XXe siècle, dans la première décennie. Quand il a commencé à publier, vers 1907, des personnalités comme Franz Kafka, Walter Benjamin ou Robert Musil ont tout de suite compris que c’était un grand écrivain.
Après les deux guerres, le goût littéraire a complètement changé et Walser a connu les affres de l’insuccès. Il n’était plus du tout actuel, ses textes où le matériau de la langue se suffisait à lui-même, où il n’y avait ni mission ni engagement particulier, ne correspondaient plus à la mode et n’intéressaient plus personne. Puis, un grand éditeur, Suhrkamp - le mien - a acheté les droits. Et ce n’est que bien des années après sa mort, que Walser est devenu vraiment célèbre et reconnu parmi les plus grands écrivains du XXe siècle.
"Penser et marcher, méditer et rédiger, écrire et courir, ces actions ont été parentes"
Robert Walser
"En 1929, Walser entre dans la clinique psychiatrique de la Waldau, à Berne, où il poursuit son travail de "feuilletoniste". Il cessera d'écrire en 1933, après avoir été transféré contre son gré dans la clinique psychiatrique d'Herisau dans le demi-canton des Appenzell Rhodes-Extérieures où il séjournera jusqu'au jour de Noël 1956 où, quittant la clinique pour une promenade dans la neige, il marchera jusqu'à l'épuisement et à la mort. Son ami Carl Seelig a rendu compte des conversations menées avec l'écrivain pendant ces années de silence dans ses Promenades avec Robert Walser."
(Source Wikipédia)