Auguste Rodin, La porte de l'Enfer, détail
Les cendres de Sartre ont été ramenées au cimetière Montparnasse. Tous les jours, des mains inconnues déposent sur sa tombe de petits bouquets de fleurs fraîches.
Il y a une question qu’en vérité je ne me suis pas posée ; le lecteur se la posera peut-être : n’aurais-je pas dû prévenir Sartre de l’imminence de sa mort ? Quand il était à l’hôpital, affaibli, sans ressort, je n’ai pensé qu’à lui dissimuler la gravité de son état. Et avant ? Il m’avait toujours dit qu’en cas de cancer ou d’autre maladie incurable, il voulait savoir. Mais son cas était ambigu. Il était « en danger », mais tiendrait-il encore dix ans, comme il le souhaitait, ou tout serait-il fini d’ici un an ou deux ? Tout le monde l’ignorait. Il n’avait aucune disposition à prendre, il n’aurait pas pu mieux se soigner. Et il aimait la vie. Il avait déjà eu bien du mal à assumer sa cécité, ses infirmités. La menace qui pesait sur lui, s’il l’avait plus précisément connue, n’aurait fait qu’inutilement assombrir ses dernières années. De toute façon, je voguais comme lui entre la crainte et l’espoir. Mon silence ne nous a pas séparés.
Sa mort nous sépare. Ma mort ne nous réunira pas. C’est ainsi ; il est déjà beau que nos vies aient pu si longtemps s’accorder.
Simone de Beauvoir, in La cérémonie des adieux, Gallimard, 1981.
Savoir ou pas ? Souvenirs douloureux.
Un matin on m’appelle de l’Hôpital Beaujon, tu étais en réa. depuis quatre jours, j’appelais tous les jours, implorant de te voir mais je n’en avais pas le droit et ce matin-là j’entends : il vous a réclamée, vous pouvez venir le voir à midi, seulement cinq minutes. Mon cœur bat, une collègue-amie vient avec moi. Le Pr. X est là et me dit : ne soyez pas effrayée, on l’a opéré, il a été désintubé… Je passe sur cette visite de cinq minutes, le Temps n’existait plus. Le neurochirurgien était dans le couloir, je lui demande : combien de temps… je veux savoir la vérité. Et elle me répond : 12 mois, elle ne m’a pas dit : un an, non 12 mois !. Je l’ai cru immédiatement, cette vérité crue, cruelle. J’étais debout dans le couloir, l’amie m’attendait dans la salle d’attente, elle a vu mon visage défait derrière la vitre, je ne pleurai pas.
Le soir en rentrant chez moi, chez nous, je me suis posée cette question : doit-il savoir ? Et cela m’a paru impossible. Non, tu étais un battant et il fallait que tu continues de vivre, diminué certes, avec l’espoir de guérir. Je nous imaginais tous les deux si tu savais la vérité, la douleur de nos étreintes, nos regards éperdus, j’aurais pleuré dans tes bras et ça ce n’était pas possible, c’était impensable. Non, j’allais me battre avec toi, j’allais rire avec toi, encore et encore. J’avais le sentiment que si tu avais su la vérité et su que je la savais, tu aurais été désespéré, pour moi, plus que pour toi. Et puis, toi non plus tu « n’avais pas de disposition à prendre » même si nous n’avions et n’avons jamais rien préparé. Un artiste ça ne prévoit rien, ça vit au jour le jour.. Nous nous sommes mariés six mois plus tard, six mois avant la date fatale, après neuf ans de vie commune.
Douze mois, pile, jour pour jour ! Des devins ces toubibs.
(Hé, t'as vu? Je parle encore de toi. Pfff!)
Le Professeur Léon Schwartzenberg était un adepte de la vérité pour ses malades. Par l’intermédiaire d’un médecin de l’agence où je travaillais je lui avais fait parvenir ton dossier, espérant une issue. Il n’y en avait pas. Personnellement, je voudrais savoir la vérité si j’avais une maladie incurable. T’ai-je menti en ne te disant rien ? Les médecins non plus ne t’ont rien dit car tu ne leur as jamais posé la question.
"Reste enfin le cas d'école qu'on évoque toujours, à savoir le cas de conscience du médecin qui sait que son malade va mourir. La question ici n'est pas simple et, justement, n'est-ce pas la simplifier à l'extrême que de dire : "il faut dire la vérité" ? Alors que Kant affirme qu'il faut dire la vérité, Jankelevitch rétorque que ce serait, sans raison, infliger la torture du désespoir.
En fait, nous savons bien que tout dépend des circonstances et que la règle morale appliquée universellement, ici le serait aveuglément. Dire la vérité au mourant qui la réclame et qui est capable de la supporter, c'est sans aucun doute l'aider à mourir dans la lucidité (lui mentir n'est-ce pas lui voler sa mort ?), dans la paix, la dignité et non dans l'illusion ou la dénégation. Que reste-t-il au mourant sinon le droit à une mort digne ? Parfois, du reste, la vérité prolonge la vie. Pensons au cas du cancéreux qui lutte lucidement et courageusement contre la maladie et guérit. Comme le fait remarquer Comte-Sponville aurait-on pu cacher la vérité au Christ, à Socrate, à Épicure ou Spinoza s'ils s'étaient trouvés dans de telles circonstances ? La réponse est bien sûr négative. Mais en même temps, nous ne sommes pas le Christ ou Socrate et si l'autre ne peut pas supporter la vérité, si c'est l'illusion qui le fait vivre, s'il ne veut pas savoir, faut-il lui imposer la vérité ? Il serait imbécile et lâche, souligne Comte-Sponville " d'imposer aux autres un courage dont on n'est pas sûr d'être soi-même capable. " Au mourant de décider s'il faut ou non tout lui dire et nul n'a le droit de le faire à sa place."
Extrait de A-t-on le droit de se taire quand on connaît la vérité ?
Un peu d'humour pour en finir avec le sujet :)