"Rien n’est
beau seul l’homme est beau. C’est sur cette naïveté que repose toute esthétique,
elle en est la première vérité. Ajoutons-y d’emblée la seconde : rien n’est
laid sinon l’homme qui dégénère, voilà qui circonscrit l’empire du jugement
esthétique. Comme la physiologie le vérifie, tout ce qui est laid affaiblit et
afflige l’homme, cela lui rappelle la décadence, le danger, l’impuissance, cela
occasionne de fait en lui une perte de force. On peut mesurer l’effet du laid
au dynamomètre ; là où l’homme est déprimé en général, il flaire la
proximité de quelque chose de laid. Son sentiment de puissance, sa volonté de
puissance, son courage, son orgueil, cela baisse avec le laid cela augmente avec
le beau. Dans l’un comme dans l’autre cas, nous tirons une conclusion : les
prémisses en sont accumulées dans l’instinct en quantité formidable. Le laid
est compris comme un indicateur et un symptôme de dégénérescence. Le plus
lointain rappel de la dégénérescence produit pour effet en nous, le jugement
laid. Tout signe d’épuisement, de pesanteur, d’âge, de lassitude, toute espèce d’absence
de liberté se manifestant comme crampe, comme paralysie, avant tout l’odeur, la
couleur, la forme de la dissolution, de la décomposition, fut-ce sous la forme
diluée à l’extrême du symbole, tout cela suscite la même réaction : le
jugement de valeur, laid. Il y a là irruption d’une haine : qui l’homme
prend-il en haine ici ? Mais cela ne fait aucun doute : le déclin de
son type. Il hait depuis l’instinct le plus profond de l’espèce, cette haine
contient de l’horreur, de la prudence, de la profondeur, de l’anticipation ;
c’est la haine la plus profonde qui soit, c’est grâce à elle que l’art est
profond."
Nietzsche, in Incursions de l'inactuel.
Extrait tiré de l'émission des NCC, Le Crépuscule des idoles de Nietzsche.
Le Nietzsche de Dorian Astor.