"Être insignifiant et le rester"
"En vérité, je n’ai jamais été un enfant, c’est pourquoi, je
le crois fermement, je garderai toujours quelque chose de l’enfance. Je n’ai
fait que pousser et vieillir, mais le fond est resté. J’ai gardé autant de goût
pour les incartades qu’il y a des années, mais voilà, justement, je n’ai jamais
fait vraiment d’incartades. Il y a bien longtemps j’ai blessé mon frère à la
tête. C’était un événement, mais pas une incartade. Bien sûr, j’ai commis une
foule de sottises et d’enfantillages, mais l’idée des choses m’intéressait
toujours plus que les choses elles-mêmes. J’ai commencé très tôt à tirer de
tout un sentiment de profondeur, même des sottises. Je ne me développe pas.
J’affirme cela comme ça, en l’air. Peut-être ne porterai-je jamais ni branches
ni rameaux. Une beau jour ma personne et ma conduite dégageront une quelconque
odeur, je serai fleur et je répandrai un léger parfum, comme pour mon propre
plaisir, puis je baisserai la tête, cette forte tête que Kraus appelle sotte et
orgueilleuse. Mes bras et mes jambes deviendront étrangement flasques, mon
esprit, ma fierté, mon caractère, tout, tout se brisera et se fanera, et je
serai mort, non pas vraiment mort, mais mort d’une certaine manière, après quoi
je végéterai peut-être encore pendant soixante ans. Je vivrai vieux. Mais je
n’ai pas peur de moi. Je ne m’inspire vraiment aucune peur. Je ne respecte pas
du tout mon Moi, je me contente de le voir et il me laisse froid. Oh,
s’échauffer ! Comme c’est magnifique ! Je serai toujours capable de
m’échauffer, car rien de personnel ni d’égoïste ne m’empêchera jamais de me
passionner, de m’enflammer, d’éprouver de la sympathie. Comme je suis heureux
de n’avoir rien découvert en moi qui fût estimable ou curieux ! Être
insignifiant et le rester. Et quand une main, une circonstance, une vague me
soulèveraient et me porteraient jusqu’en haut, là où règnent la puissance et le
crédit, je détruirais l’état des choses qui me serait favorable, et je me
jetterais moi-même au fond de l’obscurité basse et futile. Je ne puis respirer
que dans les régions inférieures."
Robert Walser, in L’Institut Benjamenta (Jakob von Gunten), éditions Gallimard, collection L’Imaginaire, 2004. Editions Grasset, 1960. Titre original : Jakob von Gunten, 1909.
Robert Walser, in L’Institut Benjamenta (Jakob von Gunten), éditions Gallimard, collection L’Imaginaire, 2004. Editions Grasset, 1960. Titre original : Jakob von Gunten, 1909.
«Nous apprenons très peu ici, on manque de personnel enseignant, et nous autres, garçons de l'Institut Benjamenta, nous n'arriverons à rien, c'est-à-dire que nous serons plus tard des gens très humbles et subalternes.» Dès la première phrase, le ton est donné.
Jakob von Gunten a quitté sa famille pour entrer de son plein gré dans ce pensionnat où l'on n'apprend qu'une chose : obéir sans discuter. C'est une discipline du corps et de l'âme qui lui procure de curieux plaisirs : être réduit à zéro tout en enfreignant le sacro-saint règlement.
Jakob décrit ses condisciples, sort en ville, observe le directeur autoritaire, brutal, et sa sœur Lise, la douceur même. Tout ce qu'il voit nourrit ses réflexions et ses rêveries, tandis que l'Institut Benjamenta perd lentement les qualités qui faisaient son renom et s'achemine vers le drame.
«L'expérience réelle et la fantasmagorie sont ici dans un rapport poétique qui fait invinciblement penser à Kafka, dont on peut dire qu'il n'eût pas été tout à fait lui-même si Walser ne l'eût précédé», écrit Marthe Robert dans sa très belle préface où elle range l'écrivain, à juste titre, parmi les plus grands.
4e de couverture.