mardi 1 janvier 2013

Nouvel an : vouloir ce qui arrive

Il faut rajouter de la vie aux années
et non des années à la vie."
Proverbe chinois

"N'attends pas que les événements arrivent comme tu le souhaites.
Décide de vouloir ce qui arrive... et tu seras heureux...".
Epictète



A Resa von Schirnhofer

le 11 mars 1885
Nice, pension de Genève,
Petite rue Saint-Etienne

Chère Mademoiselle,
Cet hiver, on obtiendra difficilement quelque chose à lire que j'aurais écrit, c'est ce qu'ont décidé mes yeux. Je souhaiterais, à cause de ces yeux imbéciles, me retrouver dans une quelconque obscure Venise, car ce que j'attends de Nice, un air très sec et un ciel constamment très pur, voilà ce qu'on ne peut pas obtenir ici, cet hiver, pas plus qu'ailleurs. C'est un hiver d'exception : nous avons eu un raz-de-marée comme il n'y en a pas eu depuis cinquante ans, deux petits tremblements de terre, deux ou trois fois par jour de longues averses a la tedesca*, et une permanente alternance des caprices du ciel : - ce qui a fort mal convenu à ma santé. Mais depuis quelques jours, je bénéficie dans ma petite pension, de la présence d'un Allemand** qui est venu pour moi et qui m'est tout dévoué - mais j'apprécie fort peu les Allemands, c'est une autre sorte de "nébulosité de traîne" qui m'est tout à fait insupportable...
Est-ce que j'aime les Français? Quelques-uns d'autrefois, Montaigne, surtout. De ce siècle, uniquement Beyle, au fond, et ce qui a pris racine sur son terrain.
Et c'est cela qui dicte aujourd'hui cette lettre que je vous adresse, chère mademoiselle Resa : bien que, comme je l'ai dit, mon moral oculaire s'écrie "Ne lisez ni n'écrivez, monsieur le Professeur".
Il doit y avoir en France une sorte d'enthousiastes stendhaliens, on m'en a parlé, qui s'appellent les "rougistes". Pouvez-vous vous mettre un peu en chasse de ce côté-là : trouver, par ex., une nouvelle édition du Rouge et le Noir, préfacée par un monsieur Chapron, si j'ai bien compris le nom. Où cette fine poule (il est mort) a-t-elle pondu son oeuf? Stendhal n'a pas écrit de plus grand livre que celui-là. Faites la connaissance du plus vivant des disciples de Stendhal, M. Paul Bourget, et racontez-moi quels nouveaux essais il vient d'écrire (je vous avais montré ici, à Nice, son recueil, les Essais de psychologie contemporaine). Il est, me semble-t-il, le vrai disciple de ce génie que les Français ont découvert avec 40 ans de retard (des Allemands, je suis le seul à l'avoir reconnu et sans obéir à une instigation d'origine française). Les autres littérateurs célèbres de ce siècle, Saint-Beuve et Renan, par exemple, sont à mon goût bien trop sucrés et trop ondulants; mais ce qui est ironique, dur, sublimement méchant, à la manière de Mérimée - oh, comme cela convient à mes papilles!
Fin mars, j'irai en Allemagne par la Suisse. Le mariage de ma soeur est annoncé pour cette année : saluez Malwida de ma part et recevez, vous aussi, les salutations

De votre tout dévoué
Nietzsche

* signifie "à l'allemande"
** Il s'agit de Paul Lanzky

La lettre A Resa von Schirnhofer est extraite de l'ouvrage :
Lettres choisies de Nietzsche, Folio classique 2008.

On peut lire ici un document de Guiliano Campioni sur
Une source inédite de Nietzsche : Guy de Maupassant.

Sur Paul Bourget dont parle Nietzsche :
"Faites la connaissance du plus vivant des disciples de Stendhal,
M. Paul Bourget [...] Il est me semble-t-il le vrai disciple de ce génie
que les Français ont découvert avec 40 ans de retard..."

Et voilà une année qui commence bien sérieusement! [Rires].