mercredi 16 janvier 2013

De, la simplicité

"Le triangle de ciel que je vois de ma place est dépouillé des nuages du jour. Gorgé d'étoiles, il frémit sous un souffle pur et les ailes feutrées de la nuit battent lentement autour de moi. Jusqu'où ira cette nuit où je ne m'appartiens plus? Il y a une vertu dangereuse dans le mot simplicité. Et cette nuit, je comprends qu'on puisse vouloir mourir parce que, au regard d'une certaine transparence de la vie, plus rien n'a d'importance. Un homme souffre et subit malheurs sur malheurs. Il les supporte, s'installe dans son destin. On l'estime. Et puis, un soir, rien : il rencontre un ami qu'il a beaucoup aimé. Celui-ci lui parle distraitement. En rentrant, l'homme se tue. On parle ensuite de chagrins intimes et de drame secret. Non. Et s'il faut absolument une cause, il s'est tué parce qu'un ami lui a parlé distraitement*. Ainsi, chaque fois qu'il m'a semblé éprouver le sens profond du monde, c'est sa simplicité qui m'a toujours bouleversé."

Albert Camus, in L'Envers et L'Endroit, Gallimard 1958, collection Folio/Essais 2012.

* J'ai souligné cette phrase en gras car elle m'a fait penser à ce "C'est bien...ça" (qui signe la rupture d'une amitié) du film dont j'ai parlé précédemment : Pour un oui ou pour un non.

L'Envers et L'Endroit est le premier livre d'Albert Camus. Il paraît à Alger en 1937. Une oeuvre de jeunesse peut-être la plus autobiographique de l'auteur. Un recueil de cinq courtes nouvelles (essais) où il est question de silence, de solitude, de vie, de pauvreté, d'absurdité, de simplicité, de l'enfance de l'auteur; mais aussi, comme toujours, de soleil et de sensualité.  Il n'avait que 22 ans lorsqu'il a écrit ce livre et la réédition contient une Préface de vingt pages de Albert Camus, qui vaut à elle seule la lecture de cet ouvrage.

""Il n'y a pas d'amour de vivre sans désespoir de vivre", ai-je écrit, non sans emphase, dans ces pages. Je ne savais pas à l'époque à quel point je disais vrai; je n'avais pas encore traversé les temps du vrai désespoir. Ces temps sont venus et ils ont pu tout détruire en moi, sauf justement l'appétit désordonné de vivre. Je souffre encore de cette passion à la fois féconde et destructrice qui éclate jusque dans les pages de L'Envers et L'Endroit. Nous ne vivons vraiment que quelques heures de notre vie, a-t-on dit. Cela est vrai dans un sens, faux dans un autre. Car l'ardeur affamée qu'on sentira dans les essais qui suivent ne m'a jamais quitté et, pour finir, elle est la vie dans ce qu'elle a de pire et de meilleur."

Une fois de plus, il ne s'est pas trompé l'ami qui m'a offert ce livre.