Lettre d’Henry Miller à Emil Schnellock
9 mars 1930
Premier dimanche à Paris,
Peut-être le plus merveilleux dimanche
de ma vie ! Réveillé très tôt par les cris des marchands ambulants,
chacun poussant son air, un air très beau pour mes oreilles d'étranger.
Je me suis précipité dans la rue, et me suis demandé soudain si c'était
dimanche, car les boutiques étaient ouvertes, les ménagères furetaient
dans les ruelles, chaussées de pantoufles, les bras chargés de
victuailles. L'air est léger, le soleil chaud : un ciel bien de Paris,
pas éclatant comme dans le Sud, et pourtant aveuglant, à cause, je
pense, de la réverbération sur les murs légèrement gris. Je me promène
rue Saint-Séverin, ayant décidé d'aller y jeter un coup d'œil avant le
petit-déjeuner. Le service de nettoiement s'affaire avec de grands
balais fabriqués avec de longues branches de chanvre grossier. De minces
filets d'eau coulent le long des trottoirs, entraînant les ordures dans
les fameux égouts, que l'on ne peut, hélas, visiter avant l'été.
Saint-Séverin se dresse dans toute sa
beauté éprouvée - très abîmée, très ancienne, très belle dans ce superbe
dimanche matin. Je suis presque tenté d'y entrer. Mais pour quoi faire ?
C'est beaucoup mieux dehors qu'à l'intérieur, dans la fumée des
cierges, et les prières des fidèles. Je m'arrête dans un café proche du
Pont-Saint-Michel - « Au Départ », c'est son nom - pour prendre un café crème-croissants.
Le bar est plein de monde, sans doute parce que c'est dimanche et que
tout le monde s'est levé tôt pour profiter de cette journée de congé.
J'examine les visages, bien portants, aimables à mon égard - des visages
de paysans, d'une grande énergie, vifs, sensibles, naturels. Ils sont
heureux comme nous autres, Américains, ne le serons jamais. Ils
paraissent jouir du quotidien comme il se présente, prenant leur plaisir
avec simplicité et sans façons, ne demandant rien de plus que d'être
ensemble, de bavarder les uns avec les autres, de boire de bons vins, de
prendre plaisir à leur savoureuse langue, d'aller au marché aux oiseaux
peut-être et d'en ramener un canari ou un pigeon qui roucoule. Cet
arche aux oiseaux n'est pas loin - il faut seulement traverser le pont
de l'Ile-Saint-Louis, à l'ombre de Notre-Dame. Une chose aussi simple
qu'un marché aux oiseaux ou un étal de fleuriste, qui sont nombreux ici,
nous en dit beaucoup sur les Français. Des violettes à 1 franc le
bouquet - et pas pour un événement particulier, comme d'amener ta petite
amie au théâtre, ou de te souvenir brusquement que c'est l'anniversaire
de ta femme, mais pour tous les jours, et pour tout le monde.
C'est tranquille et beau, le long de la
Seine. Et il y a tant de ponts, chacun portant un nom illustre. Ils
m'apparaissent ce matin tels que je les ai vus très souvent sur les
peintures. L'eau frissonne doucement et l'ombre des arches tremble et
palpite. Des pêcheurs sont là, avec de longues cannes, sur les deux
bords du fleuve, et tout au long de son cours, aussi loin que l'on
puisse voir. Derrière les contreforts du fleuve, les maisons épousent
ses courbes paisibles. Elles s'appuient les unes aux autres, avec
paresse, et rayonnent d'une douce et riche lumière. On s'émerveille de
leur ancienneté, de ce qu'elles se dressent depuis si longtemps dans
leur sérénité et leur éclat. A chaque époque, il y eut des écrivains
pour déplorer la disparition du vieux Paris, familier à leur jeunesse,
ou qu'avaient décrit leurs parents. C'est vrai qu'il est difficile
d'envisager un nouveau Paris. Je crois que Paris paraîtra toujours âgé,
comme ses vieux peintres à la barbe vénérable, au regard pétillant. Je
crois qu'il aura toujours une saveur merveilleuse comme ses breuvages
aux couleurs chatoyantes.
Me voici maintenant Rive Droite ; j'ai
dépassé l'Hôtel de Ville, et me retrouve soudain dans le misérable,
miteux quartier Saint-Antoine. Beaucoup d'enfants, ici, et on est obligé
de les remarquer car on peut se promener pendant des kilomètres
quelquefois sans jamais en rencontrer un. Ici, les rues sont
terriblement tordues, sombres et étroites. Les maisons paraissent
converger au-dessus de nos têtes, et les murs, crasseux et décolorés,
montrent de terribles cicatrices. Les ordures s'accumulent ici, au
cœur même du vieux Paris. C'est ici qu'un jour de juillet les citoyens
ont pris les armes, assoiffés de vengeance. A travers ces rues mêmes,
ils ont afflué comme des rats qui désertent un navire en détresse. Ce
n'est pas loin d'ici à la Bastille. Plus haut, c'est la rue
Saint-Antoine, envahie en ce moment par des charrettes à bras. Scène
typique de ghetto, et pourtant bien parisienne. On voit des agents,
comme dans toute grande ville, houspillant de pauvres vendeurs, leur
cherchant querelle, de façon révoltante, avec l'aide de quelques lois
minables. Et comme ces misérables créatures du trottoir sont la plupart
du temps des Juifs, ça fait plaisir d'entendre leurs réparties,
d'observer les grimaces qu'ils font par derrière, comment ils tirent la
langue et font des pieds-de-nez. Il est impossible de décrire toutes les
marchandises entassées le long de cette ruelle populeuse. Oranges déjà
pelées, lapins écorchés, toutes sortes de coquillages, galoches,
champignons, bas de soie à 7 francs la paire (!). Par-dessus tout, les
vins et les liqueurs : vieux Porto, très âgé, authentique, d'origine,
etc. à moins de 50 centimes le quart de litre, Malaga, Bourgogne, vins
d'Anjou, Cognac, fine, whisky, Bénédictine, Chartreuse, Curaçao, crème
de menthe. J'ai acheté un flacon de Bénédictine pour 2,50 F et je l'ai
descendu au déjeuner. La meilleure chose au monde pour réchauffer le
gésier et incendier les entrailles. J'en ai laissé un doigt, pour que la
serveuse ait son petit verre, car ça ne se fait pas d'apporter ses
propres alcools au restaurant.
Arrivé à la Bastille, je sens que j'ai
encore assez d'énergie (à la vue de ce monument à la gloire du courage
et du défi) pour continuer. Le bus me transporte, pour 3 centimes,
jusqu'à la Porte-Saint-Denis, grande relique délabrée du temps de Louis
le Fou. Je sais maintenant que je me trouve dans ce qui est considéré
comme la plus vieille rue de Paris : la rue du Faubourg-Saint-Denis. Et
quelle rue ! Une des plus fabuleuses du monde, sans doute, vraiment plus
intéressante que tout ce que j'ai vu à Londres ou à New-York. Ici,
encore plus de charrettes à bras, de boutiques, de foule grouillante,
piétinant des tas de détritus dans les caniveaux. Et souvent, de temps à
autre, des traverses menant aux rues voisines, certaines couvertes,
d'autres à ciel ouvert, la lumière du soleil inondant fortement les
pavés. Je pénètre dans ces passages et j'en explore les couloirs et les
écuries, je frôle les murs humides, j'examine les panneaux suspendus
devant les portes. Lieux fétides, où des sages-femmes font leur réclame
et des professeurs de danse garantissent qu'ils peuvent transmettre leur
science en douze leçons...
Henry Miller