"Si les lecteurs ont du mal avec ce Journal qui contient un "déballage impitoyable", comme on l'a écrit, c'est sans doute parce que, non content d'y révéler, par filtration du quotidien, les matériaux, les thèmes à l'origine de mes livres, je montre aussi la genèse de ces livres dans toute sa dimension humaine, comme un processus ininterrompu où alternent soucis, réflexions, méditations, rêve, souvenir, vagabondage, amour physique, accès d'angoisse, et le montre d'une façon qu'on pourrait trouver indécente. Je crois que les gens veulent découvrir la littérature et l'assimiler sous sa forme achevée de produit artistique, non sous la forme ouverte de l’œuvre encore en devenir, assiégée, arrachée de haute lutte, éventuellement saignante."
C'est aussi à cette franchise brutale que renvoie le terme corpus delicit, et tel est bien le "crime" du vrai diariste : ne pas reculer devant ses propres abîmes, se mettre à nu dans toute sa vulnérabilité, mais aussi laisser s'exprimer sans fard sa capacité et sa disposition à blesser. C'est-à-dire être capable de se voir et de se décrire jusque dans sa laideur, ses contradictions, ses défauts. Pour tout lecteur qui s'est installé dans son existence et tient à distance la vie en la réduisant pour l'essentiel à des protocoles ritualisés, c'est d'abord un outrage. Mais cet outrage peut aussi devenir libérateur, si l'auteur parvient à entraîner avec lui le lecteur, c'est-à-dire à le fasciner par cette œuvre de langue qui le ramène à la réalité. C'est ce à quoi pense Canetti quand il énonce, à propos des journaux d'écrivains :
* "Dialogue avec le partenaire cruel", op.cit., p.81."Il est infiniment important de se rendre compte, chez autrui, de cette donnée, qui est la plus dure, la plus indélébile, pour envisager chez soi-même, avec plus de calme, ce qui y correspond, et ne pas désespérer. Les personnages d'une œuvre ne peuvent pas avoir cet effet, car ils existent par une distance heureusement instituée entre eux et leur créateur; ils sont aussi éloignés que possible de ses propres processus internes*."
Extraits de la Postface des Carnets du Coursier de Paul Nizon par Wend Kässens :
La radiographie des processus créateurs
Sur la genèse des journaux