mardi 1 avril 2014

Miracle des commencements


Le vert de ce qui vient de naître...





18 mars 1997, Paris

"Cette année, je n'ai pas manqué le bourgeonnement et l'éclosion des feuilles de marronnier aux Tuileries, j'en ai suivi attentivement tous les stades, je pourrais dire que j'en étais (ou du moins que j'y étais). Dieu sait quelle excitation, quel bonheur procure ce spectacle. Dès que j'aperçois  sur les rejets le brun foncé des jeunes bourgeons poisseux, l'étonnement me coupe le souffle, je voudrais crier de ferveur. Pourquoi suis-je dès lors électrisé par une attente qui monte, monte, comme s'il ne s'agissait pas seulement du miracle auquel j'assiste, mais d'une révélation qui me frapperait au plus profond de mon être? Quelques jours après, on trouve les premiers bourgeons ouverts, montrant un peu de vert à l'intérieur, vert d'une fraîcheur ou plutôt d'une innocence si enchanteresse, le vert de ce qui vient de naître! Un dévoilement à peine suggéré. Il y a les arbres précoces, une sorte d'avant-garde, tandis qu'alentour la plupart des troncs sombres n'étirent que leurs rejets brillants. Mais quelques bourgeons ont éclaté, et maintenant il faut que je parcoure tout le parc sous les frondaisons, au milieu des troncs puissants, je déambule dessous comme un surveillant, un agent secret de la nature. Le lendemain, ici et là, commence l'éclosion, les petites feuilles plissées, d'un vert clair indiciblement juvénile, un vert comme n'en voit nulle part, telles de petites mains sans os qui s'ouvriraient. Et le jour suivant, ce sont de petites feuilles suspendues dans les airs, un parfum matérialisé par du vert. Et penser aux bourgeons qui crèvent, à cette explosion silencieuse de toute part, à l'éclosion. Ces bourgeons se déploient alors comme un immense filet à travers l'espace et, quelques jours plus tard, c'est par familles voire par armées entières que les arbres se couvrent d'un vert duvet. Miracle des commencements. Naissance de la beauté.
J'en suis atteint jusqu'aux moelles, envoûté. Je cours chez moi me mettre au travail, pour rivaliser avec cette genèse au-dehors. Il faut que cela se fasse, et maintenant. Sinon, j'ai manqué le moment magnifique, gaspillé le délai de grâce."

Paul Nizon, in Les Carnets du coursier, Journal 1990-1999, éditions Actes Sud 2011.