mercredi 31 juillet 2013

Le liseur





Fernando Botero, La Liseuse*, 1932
(je préfère celle-ci)


Pierre-Auguste Renoir, Le Liseur** Claude Monet, 1872.


"Au commencement était le rêve. Tout liseur se souvient d'avoir rêvé à l'existence d'un livre qui aurait le pouvoir de vie et de mort. [...]
[...]
Tout lecteur devrait imprimer sur les livres de sa bibliothèque cet ex-libris emprunté à Hölderlin : "Nous ne sommes rien. C'est ce que nous cherchons qui est tout." Cherchons-nous le dernier mot ou le Livre perdu vers lequel tous les livres tendent et finissent par revenir, comme à leur ancienne source?
[...]
La lecture est sans doute l'espace imaginaire où la liberté est le mieux préservée, car si chaque auteur appelle le lecteur à une co-création, il laisse aussi à ce dernier la possibilité de s'intercaler entre les pages et de lire, derrière le livre écrit, le livre qu'il voudrait écrire, même s'il ne prend pas la plume. C'est ainsi qu'un livre, lu avec passion à différentes époques de la vie, ressemble à la femme idéale, jamais tout à fait la même, jamais tout à fait une autre. Aurélia ou Madeleine une deuxième fois perdue et pourtant toujours retrouvée aux portes du rêve. Les livres, comme les amours, qui laissent le plus de traces dans le sang sont ceux qui s'insinuent dans le quotidien et en modifient la substance, au lieu de frapper à coups lourds comme la statue du Commandeur.[...]
[...], le liseur se construit une utopie où, à côté des livres dont l'absence le ferait souffrir, vivent les livres qui ont disparu -la fin des Âmes mortes, le Robert Guiscard de Kleist, Le Messie de Schulz -, et les livres qui auraient pu être écrits. Combien de fois le liseur ne s'est-il pas dit, en parcourant un fait divers, que ç'eût été un sujet pour Dostoïevski ou, en voyant un flâneur timide et un peu égaré, que ç'aurait pu être la réincarnation du brigand de Robert Walser?
Pendant les vingt-trois années passées à l'asile de Heriseau, l'écrivain dont Kafka aimait tant les petites proses, celui qui ambitionnait d'être un ravissant zéro tout rond, n'avait rien écrit. Mais au cours de ses promenades avec son ami Carl Seeling à Saint Gall et au bord du lac de Constance, Walser en vint une fois à évoquer un fait divers. L'histoire, qui lui fut racontée à l'hospice, est celle d'Anna Koch, meurtrière de sa rivale. Elle avait accusé son amant, un maçon nommé 'Bisch", du crime. Arrêté, torturé, puis libéré, il resta infirme. [...]
Le liseur ne peut s'empêcher de rêver au petit livre que l'auteur, si discret, si humble, de La Rose, aurait écrit sur la meurtrière et le pauvre bougre. Il l'aurait fait avec l'humour, la fraternité et l'innocence diabolique qu'il a mis à parler de Kleist et du prince Mychkine. C'aurait pu être la dernière rose de l’idiot. Et cette rose qui n'a pas fleuri laisse une épine dans la chair du liseur, si avide de la compagnie de celui qui servait la littérature en simple commis, qu'il a conçu le rêve absurde de prêter au muet un livre non écrit."

Linda Lê, in Le complexe de Caliban, extraits du chapitre Le liseur.

* Je n'ai pas trouvé d'image de Liseur enthousiasmant. Mmm! Mais le livre de Linda Lê, (virgule) l'est!

** Image rajoutée le 4 août, qui m'a été transmise par un "liseur" de mon blog. Je le remercie.