lundi 25 février 2013

Des mots... et des êtres

J'écris, je raconte ici ce que je fais, ce que je lis, ce que j'écoute, avec de moins en moins de mots, de plus en plus d'images, de vidéos. Les mots restent de plus en plus enfouis. Mon Je est trop narcissique m'a écrit ce matin un "ami". Je l'ai toujours su. Oser dire Je sans l'être me paraît difficile. J'écris, non je raconte et de manière boulimique en ce moment. J'évacue ainsi le temps de la pensée... et de la solitude. Mais je sais aussi traverser le miroir et aller voir ailleurs ce qui se passe. 

Vendredi dernier j'ai vécu quelques minutes - presqu'une heure - de bonheur. Je prenais vers 16 h 30 un thé dans un café (l'inverse serait curieux). Une jolie femme, la belle cinquantaine, à deux tables de la mienne, buvait une bière de belle couleur ambrée dans un beau verre. Est arrivé un homme, grand, cheveux blancs, de fière allure, d'un âge certain mais je n'aurais pas eu l'idée de dire : un vieil homme et encore moins un vieillard. Il s'est assis près de ma table, il a commandé un jus de tomate. Le garçon revient avec son jus de tomate et l'homme lui dit : j'attends ma femme, nous étions chez le coiffeur mais pour les femmes c'est plus long... En effet, il venait de se faire rafraîchir. Il me regarde et me dit : vous n'avez pas besoin d'aller chez le coiffeur madame. Je ne savais pas si c'était un compliment ou pas, je penche plutôt pour le "pas" et je lui ai répondu en souriant : je n'y vais pas souvent. La conversation était entamée, il était très bavard. J'ai posé mon journal, j'aurais dû le cacher, un gratuit, quelle horreur, lui, a posé sur la table le Monde qu'il avait sous le bras. La jolie femme le regardait aussi en souriant comme une invite à converser, ce qui n'a pas tardé. Le vieil (puisque maintenant je le sais) homme avait envie de parler et avait sans doute senti que nous serions des interlocutrices attentives et avenantes. Il avait 93 ans et était fier de nous le dire. Comme il avait raison! Nous avons commencé à parler de l'endroit où nous étions, de ce café historique, de l'hôtel Max Jacob au-dessus, du nouveau décor très kitch dont nous nous sommes moqués, des tableaux sur les murs. La jolie femme, parisienne (je l'aurai parié) de passage, était venue voir l'exposition sur les Estampes japonaises au Musée Départemental Breton. Cet homme était extrêmement vif d'esprit pour son grand âge et j'étais curieuse de savoir s'il était né ici pour connaître aussi savamment l'histoire de cet endroit mais aussi parce que je le trouvais bien plus ouvert que les gens que je croise habituellement dans cet établissement. Je lui pose la question, il n'en fallait pas plus pour qu'il se mette à nous raconter sa passionnante vie... professionnelle : il était journaliste. Curieuse et culottée (je savais bien que non, c'était une évidence) je dis : à Quimper? Non madame, à Paris à Combat. La jeune femme : c'était le journal de Camus? Oui madame. Moi je me souvenais de Maurice Clavel et de son "Messieurs les censeurs bonsoir!" lors d'un débat en 1968.


J'abrège un peu, la conversation s'est prolongée avec Camus qu'il aimait passionnément, Sartre et "la" Beauvoir (je riais dans ma barbe) qu'il détestait, j'osais lui dire que j'avais passé la semaine avec elle sur France Culture, avec les NCC. Il m'a regardé et un instant je me suis dit : ça y est, il ne va plus vouloir me parler, mais non. A vrai dire je n'avais pas envie de le contrarier, il était épatant.  Puis nous avons parlé de littérature, il nous citait des écrivains que nous ne connaissions ni elle ni moi, du journalisme d'aujourd'hui, des journalistes qui ne savent pas écrire, de leurs fautes de français, une honte, évidemment "ils n'ont fait ni grec ni latin", de la Une "racoleuse" du Nouvel Observateur de la semaine, qui le faisait frémir et de bien autre chose...
Puis son épouse est arrivée, un visage souriant : ah! tu as encore embêté avec ton bavardage lui dit-elle en nous voyant.
C'était un enchantement ai-je répondu.
Il était temps que je rentre, je les ai salués, il s'est levé de son siège élégamment pour me dire au revoir, avec un regard chaleureux, j'ai souhaité un bon retour à la parisienne - chaleureuse aussi - qui allait regagner sa maison de vacances à quelques kilomètres.

93 ans! Ça me réconciliait avec la vie, moi qui ai moins peur de mourir que de vieillir... mais je savais que cette réconciliation serait fugace.