mercredi 12 décembre 2012

Le mystère de la vie se cache derrière le mot "quotidien"


"Chaque fois, ou disons souvent, lorsque après le long parcours dans les entrailles du métro je retrouve la lumière du jour, puis ayant d’un pas énergique traversé le parc pour me rendre à mon atelier, je regagne ma propre lumière ou plutôt mon crépuscule, il vient un moment où je m’enflamme d’un sentiment de joie, de liberté. Je vais à mon travail, autrement dit chez moi, dans le ventre de la baleine, dans la cella. Et ce faisant, je songe, ou cela songe en moi : je vais cueillir mes choses, comme si elles poussaient dans les arbres. A longueur d’année, je chemine ainsi, moi le marcheur et fais ma récolte avec mes yeux. Et tout ce qui tombe dans ma besace se répercute au tréfonds de mon être. Je chemine afin de faire vibrer ma caisse de résonance, de me mettre au diapason. Jusqu’à ce que sautent les poissons. Jusqu’à ce qu’une bille se soit mise à rouler, à glousser et à cogner. Enfin une nouvelle pierre dans mon jeu de construction. Une image, un embryon d’image. Une particule. Un fragment. Une lumière. Une lueur. Tout est là. Suspendu dans les arbres. Dansant dans la lumière. Il me suffit de regarder. Je puis tout reconstituer. Me reconstituer moi-même. Cela tout en marchant."
[...]

"Dans le métro, une famille de touristes au type nordique irrécusable. Sortes de géants, difformes, lourdauds, les parents encore assez jeunes, moins de quarante ans, les fils à l'âge du lycée, tous vêtus de shorts, offrant aux regards leur chair à la blancheur d'asticot, les cuisses de la femme si flasques qu'elles auraient pu servir de modèle pour une étude approfondie de la cellulite. Et pourtant leurs visages respiraient ce genre d'ouverture d'esprit, d'harmonie familiale : on ne pouvait que songer immédiatement aux droits de l'homme, à l'écologie, la responsabilité, la solidarité avec les pays sous-développés, l'égalité et la bonne soupe, une vie de famille idéale, le refus du luxe et de la pollution. N'empêche que leur apparence physique constituait une offense à la vue; pas le moindre maquillage, pas la moindre trace d'élégance. Faudrait-il conclure que ces apprêts étaient à leurs yeux une forme d'ostentation répréhensible? Ces braves gens tenaient-ils à se montrer sous leur aspect naturel, dans une tenue adaptée à l'été, tout artifice complémentaire étant forcément inspiré par le diable? [...] Ces gens sont-ils si peu conscients de leur extérieur et si braqués sur les valeurs intérieures qu'ils sont immunisés à jamais contre le phénomène des apparences? [...] Leurs grands principes leur suffisent-ils? S'agit-il d'une espèce de puritanisme? Est-ce la propreté, le naturel ou ce qu'ils entendent par là qui leur tient lieu de précepte? La femme allemande ne fume pas, la femme allemande ne se maquille pas, disait-on à une certaine époque. [...] Il ne leur viendrait jamais non plus à l'esprit que l'apparence physique est une forme de politesse à l'égard de leur prochain et spécialement des habitants du pays qui les accueille. Nous portons des vêtements pratiques, adaptés au climat, conçus pour les vacances, basta.
Le cas des Américaines et Américains difformes que l'on voit déambuler, engoncés dans leurs jeans et leurs shorts, tels des monstres de foire, est différent. Ils veulent s'empiffrer et en même temps être habillés à la mode. Liberté, Egalité, Fraternité à l'américaine."

Paul Nizon, in L'oeil du coursier précédé de Mes ateliers, traduit de l'allemand par  Jean-Louis de Rambure, éditions Actes Sud, Lettres allemandes, 1994.

"Premièrement, il faut dire que j’aime bien écrire : écrire rapidement, pratiquement, longuement sur tout et rien. Construire une histoire ne m’intéresse pas tellement. Écrire se fait le long des fronts de la vie, c’est-à-dire n’importe comment. Tout cet espace de la pensée, des sensations et des sentiments : c’est ça la vie pour moi. Le mystère de la vie se cache derrière le mot « quotidien ». Là il y a victoire ou défaite, là il y a possibilité de recréation. Je suis un fou de la création. Je ne crois qu’en ça."

Fervente lectrice de cet auteur, il est temps que je me procure le quatrième tome de son Journal paru en 2011 : Les carnets du coursier, Journal 1990-1999. Un écrivain du Je, du Moi, de la Solitude, de la Liberté.

Paul Nizon est né le 19 décembre 1929. Il aura 83 ans dans sept jours.


Paul Nizon, 1990
Crédit photo : Centre Culturel Suisse. Paris