vendredi 21 décembre 2012

De Zuoz à Zarathoustra...

Je reviens sur le film-documentaire que j'ai vu samedi dernier : ZUOZ.




"Coulisses d'un microcosme.
Tourné en plein coeur de l'hiver, dans la neige et les brumes helvétiques, le documentaire explore au fil des jours les rites de l'internat et les rares transgressions qui s'y déroulent.
Ayant fréquenté une institution similaire pendant une partie de sa jeunesse, la réalisatrice capte avec un regard expert et une neutralité délibérée l'atmosphère de cet établissement sélect où performance, esprit d'équipe et fair-play sont officiellement de mise.
Une immersion dans l'intimité des jeunes mais aussi des adultes chargés de leur surveillance pour un quotidien au rythme immuable, dicté par des règles d'un autre âge, strictes et impersonnelles.
Aucune voix off ne commente ces fragments de vie saisis par la caméra, laissant ainsi la parole aux adolescents."
(Source : arte.fr)





Dans la région de l'Engadine, perdu au milieu des montagnes suisses, le Lyceum Alpinum Zuoz est un pensionnat réservé aux enfants de l'élite internationale. Daniella Marxer, une jeune réalisatrice autrichienne, s'y est immergée pour filmer un étonnant huis clos. 
Dans cette vieille bâtisse rouge aux volets bleus vivent des jeunes âgés de 10 à 20 ans, issus pour la plupart de familles influentes et fortunées.
On y parle l'allemand mais aussi beaucoup l'anglais.
Par un savant mélange de complicité et d'autorité, l'établissement est dirigé d'une main de fer.
À l'écart du monde extérieur et de leurs familles, les jeunes doivent en permanence répondre de leurs actes devant les surveillants et les membres de la direction, dont l'inflexible Dr Schmitt...



Cours, sport et devoirs, cigarettes, alcool et sexualité, tout est encadré et surveillé. Discipline nécessaire aux futurs chefs ?




"L'école privée de Zuoz apprend à des gosses de riches venus des quatre coins du monde, les vertus du libéralisme, de la discipline et de la civilité. Le régime de cet internat est sévère, à l’image des hautes montagnes enneigées qui l’entourent : pas d’écarts, pas d’excès, de la mesure en toutes choses. Faute de quoi, les punitions tombent. Les surveillants ont l’œil à tout, rien ne leur échappe dans ces longs couloirs sombres où les portes des chambres ne doivent pas être fermées à clé, où les filles et les garçons ne peuvent se voir que sur le pas de leur porte. Le moindre retard : dix pompes; un penchant trop fort pour les boissons alcoolisées : le renvoi. Peu de cours dans ce film centré sur le fonctionnement de l’internat, mais le bureau des peines ne chôme pas, qui distribue, avec une science consommée de la mise en scène et de la rhétorique, les leçons de morale, les interdictions de sortie, les avertissements et les ultimatums, et s’inquiète des élèves qui n’ont pas reçu leur lot de châtiment. Les élèves prennent le pli, bon gré mal gré, et s’entraînent à l’art difficile de cette vertu cardinale du libre-échange : la négociation, à commencer par celle des fautes et des peines. Ils y apprennent aussi, avec les subtilités de l’hypocrisie puritaine, l’existence de la pauvreté dans le monde, un ailleurs absolu dont la seule évocation suffit à resserrer les rangs. Si les maîtres sont sévères, les lycéens à la bouche en cœur sont cruels : ceux qui ne rentrent pas dans ce moule où l’argent est roi se voient exclus du groupe comme des brebis galeuses. " (Yann Lardeau)

J’ai beaucoup aimé ce documentaire sur cet internat situé dans un environnement magnifique. Certes, les élèves sont tous des privilégiés mais je n’ai pas trouvé l’encadrement aussi autoritaire qu’indiqué dans les critiques; ils ont tout de même une grande liberté d'expression et s’ils ont des parents milliardaires ils ont malgré tout les mêmes réactions que n’importe quel élève adolescent ou étudiant (l'angoisse de l'avenir en moins et ce n'est pas peu) : l’alcool est devenu le problème prédominant pour la jeunesse et n’est pas réservé aux classes modestes. Les limites sont définies ainsi et sont celles du libéralisme : "tout est autorisé, la seule limite est de ne pas nuire aux autres" ; ceux qui franchissent cette limite, après ultimatum, sont virés de l’établissement mais ils savent qu’avec leur expérience dans cet internat suisse ils seront reçus à bras ouverts dans les plus grandes universités réservées à  l'élite. C’était très intéressant. D'aucuns n'y verront que des gosses de riches éloignés de la réalité du monde mais non, on n'en ressort pas indifférent. Dommage que ce film reste confidentiel.

Pourquoi ai-je voulu le voir? Pour deux raisons :

La première parce que j'aime les Alpes, la Suisse, ses paysages; par cusiosité et parce que j'y ai quelques attaches. J'aime les films sur ces internats peuplés d'un monde si éloigné du nôtre, du mien en tout cas. Ce documentaire est filmé avec sobriété; dans ZUOZ, aucune fiction, le réel filmé au plus près.

La seconde raison et sans doute la plus importante, c'est le lieu de cet établissement : l'Engadine. Ce nom a fait tilt dès que je l'ai lu. Imprégnée de Nietzsche depuis plus d'un an j'ai eu envie de voir cette région où il venait se ressourcer une ou deux fois par an. Malheureusement, le film est un huis clos et on n'aperçoit le paysage qu'à travers les vitres  d'un train, paysage hivernal sous la neige, tandis que Nietzsche y séjournait en juillet/août pour y trouver un peu de la fraîcheur des montagnes l'été, à Sils Maria en Haute-Engadine.


 Les lacs de Salz, de Saint-Moritz, de Silvaplana et de Sils

Localité de Sils et son lac

"C’est entre les sommets et le lac de l’Engadine que le philosophe allemand a soulagé ses problèmes de santé, avant de rencontrer… Zarathoustra.
Mais, plus qu’une source d’inspiration, la localité grisonne de Sils-Maria a représenté pour Friedrich Nietzsche un lieu de fuite, loin de l’usante vie académique de Bâle.
«Il me semble avoir trouvé la terre promise.» Les paroles écrites par Nietzsche après sa première visite en Engadine ne laissent planer aucun doute sur le lien particulier que le philosophe allemand a noué avec la région.

L’Eden entre les sommets grisons.

Nietzsche arrive en Engadine à l’été 1879. "Il avait entendu dire que la région jouissait d’un climat sec et ensoleillé, des conditions idéales sous soigner sa maladie". Nietzsche souffre en effet depuis longtemps de fortes migraines. Se sachant sensible aux effets du climat, il voyage dans plusieurs régions de Suisse à la recherche du climat idéal. En vain.
C’est finalement la localité montagnarde de Sils-Maria qui lui apporte un certain bien-être. «Je me trouve ici dans l’endroit qui est de loin le plus confortable au monde; j’y éprouve une continuelle tranquillité et aucune pression», écrit-il dans une lettre à sa sœur.

Bien-être et inspiration

Après avoir abandonné son poste de professeur pour raisons de santé et découvert les vertus du climat de Sils-Maria, Nietzsche retourne périodiquement dans la localité grisonne entre 1883 et 1888.

«Il fut fasciné par les contrastes de la nature, avec des éléments typiquement méditerranéens se mélangeant à des éléments alpins».
Dans ce lieu aux nuances féeriques, Nietzsche loue une chambre dans une modeste maison située en bordure de forêt. Durant des promenades le long des sentiers, s’enfonçant dans les bois pendant des kilomètres, il retrouve sa propre source, son inspiration.
C’est sur les rives du lac de Silvaplana, dans un lieu qu’il décrit «à 6000 pieds au-dessus du niveau de la mer et plus haut au-dessus des choses humaines», que Nietzsche rencontre … Zarathoustra.
Sur la table de bois de sa chambre à coucher – conservée au 2e étage du musée – il commence ainsi à écrire les premières lignes de son oeuvre la plus fameuse.
C’est Ainsi parlait Zarathoustra, un texte dans lequel le philosophe allemand développe les idées de la mort de Dieu, du surhomme et de l’éternel retour. Ce texte sera décrit par quelques critiques littéraires comme «un livre à avoir sur sa table de nuit, durant toute sa vie»."

(traduction: Olivier Pauchard)


Lacs de Sils (arrière plan) et Silvaplana (1er plan)

Un autre texte ci-dessous tiré du Nietzsche de Daniel Halévy, j'ai envie de dire mon Nietzsche; c'est devenu mon livre de chevet.

Mes frères, prenez garde aux
heures où votre esprit veut parler
en symboles : c'est là qu'est
l'origine de votre vertu.
Ainsi parla Zarathoustra.


A la fin de juillet, Nietzsche, fuyant la chaleur, monta vers cette Engadine dont, deux ans auparavant, il s'était si bien trouvé, et s'installa de façon rustique dans le village de Sils-Maria. Il y eut, pour un franc par jour, une chambre chez un logeur; l'auberge voisine lui fournit ses repas. Grande solitude, le temps des "Palaces" n'était pas encore venu pour les hauts lieux, et Nietzsche, lorsqu'il se trouvait d'humeur causante, allait rendre visite à l'instituteur ou au curé, braves gens qui gardèrent le souvenir de ce professeur d'allemand si instruit, modeste et aimable.
Le professeur d'allemand masquait aux bonnes gens une émotion profonde. Plus que jamais il se sentait remué, intérieurement porté vers des cimes inconnues.
[...]
Une après-midi, cheminant à travers bois vers Silva-Plana, il s'assit auprès d'une puissante saillie rocheuse aujourd'hui consacrée à sa mémoire, non loin du lieu appelé Surléi. Les eaux du lac de Sils baignent la base de cette saillie qui, dans ses proportions réduites, garde la majesté d'une cime, aiguisée comme un pic. C'est là que Nietzsche fut ravi en extase.
Nous sommes renseignés par un texte sur le contenu de cette extase : Nietzsche eut la vision du Retour éternel. Il en établit ainsi la donnée : le cosmos est animé par un mouvement cyclique, qui est sans terme; les éléments qui le composent sont en nombre fini; le nombre des combinaisons dont ils sont capables l'est donc également; chaque instant, donc, est appelé à revenir. Voici Nietzsche, convalescent de longues douleurs, assis à l'ombre de ce roc, visité par l'extase. Dans tel nombre de jours, strictement limité, ce même Nietzsche, ce même convalescent, se retrouvera en ce même lieu, et sera visité par cette même extase.
[...] Nietzsche écrit :
"Que tout revienne sans cesse, c'est l'extrême rapprochement d'un monde du devenir avec un monde de l'être : sommet de la méditation".
Et la date de la signalisation de la note :
"Commencement d'août 1881, à Sils-maria, à 6500 pieds au-dessus de la mer et beaucoup plus au-dessus de toutes choses humaines!"


Daniel Halévy, in Nietzsche, chapitre La vision de Surléi.



La maison de Nietzsche et sa chambre, Sils-Maria

Pour voir de superbes paysages de l'Engadine de Nietzsche et des autres lieux où il a séjourné, je recommande vivement un très beau documentaire que l'on trouve en DVD (collection opus diffusion) dont on peut voir un extrait ici : L'expérience de Nietzsche de Yann KASSILE.