lundi 16 avril 2012

L'errant

"Quiconque aspire à quelque liberté de pensée, doit se priver pour un long temps du droit de se sentir autre chose qu'un errant sur la terre. Je ne dis pas un voyageur, car l'homme qui voyage se propose un but final. Or, un tel but n'existe pas. L'errant doit bien observer, tenir ses yeux bien ouverts sur le train du monde, il doit donc interdire à son coeur toute attache un peu forte aux choses particulières, et toujours maintenir en lui cette humeur de vagabond, qu'amuse tout ce qui change et passe. Il aura ses mauvaises nuits, qu'il s'y attende! Au soir d'une lassante journée, il trouvera fermées les portes de la ville sur laquelle il comptait pour prendre du repos.[...] la nuit épouvantable s'abattra sur lui comme un désert dans un désert, et il sentira dans son coeur la lassitude d'errer. L'aube enfin se lèvera, brûlante comme un dieu de colère, et la ville ouvrira ses portes. Peut-être alors l'errant verra-t-il sur les visages des habitants plus de désert encore, et plus de saleté, et plus de fourbe et d'insécurité qu'il n'en avait subi devant les portes, et peut-être que le jour sera pire que la nuit. Tout cela est possible, que l'errant s'y attende. Mais voici les compensations, voici ces délicieux matins chaque jour différents; l'errant y voit, dès le matin dans la brume des monts, les muses dansantes venir à sa rencontre. Rasséréné par le bel équilibre des matinées mûries, l'errant se promène à l'ombre des arbres, et voit tomber de leurs cimes et feuillages, et bientôt foisonner à ses pieds, les fruits savoureux qu'aiment à prodiguer les libres esprits qui sont chez eux dans les hautes forêts. Partagés entre l'humeur plaisante et l'humeur réfléchie, ils vivent, eux aussi, en philosophes errants, rêvant à ce qui donne au jour, entre le dixième et le douzième coup de cloche, un visage si pur, si pénétré de lumière, si joyeusement clair. Ce qu'ils cherchent, c'est la philosophie d'avant-midi."

Friedrich Nietzsche, in Humain, trop humain*.

"Nietzsche, écrivain, est parvenu à la maîtrise : pour traduire ses pensées il a trouvé son style. L'errant que nous venons d'entendre s'appellera demain Zarathoustra, le philosophe du grand midi; [...]."
Daniel Halévy, in Nietzsche.

* "Menschliches, Allzumenschliches. C'est-à-dire "choses humaines, choses humaines". Il ne s'agit pas d'un adjectif (humain) mais d'un substantif neutre."
(Note par Georges Liébert et Georges-Arthur Goldschmidt).