dimanche 6 février 2011

Mon secret

J’ai refermé Les Beaux Sentiments, bonheur de l’avoir ouvert, impatience d’en lire un nouveau du même auteur.
"C’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature".
André Gide.
Jacques-Etienne Bovard, lui, a fait de la belle littérature avec ses Beaux Sentiments.
Un jeune auteur australien vient lui de publier un livre La Gifle, sur les mauvais sentiments.

En attendant, je me replonge dans la Conversation de Pétrarque avec Saint Augustin qui n’a rien de "légère". Secretum est un dialogue philosophique en latin que Pétrarque aurait eu avec Saint Augustin, à Vaucluse, sur le thème du malheur et du bonheur de l'homme.


Francesca Petrarca dit, Pétrarque (1304-1374)



Saint Augustin (354-430)

Et de philosopher ici sur la mort (et l'âme), sujet qui m’est cher.

AUGUSTIN : […] Écoute bien et tu comprendras. Personne n’est assez insensé pour ne pas penser quelquefois à sa fragilité. Si on l’interroge, il répondra qu’il est mortel, qu’il habite un corps périssable – les douleurs physiques et les accès de fièvre l’attestent, dont la faveur divine n’a jamais exempté personne. Et puis tous les jours nous voyons passer les cortèges funèbres de nos amis. Notre âme, alors, se remplit de terreur. Quand on accompagne jusqu’à sa tombe quelqu’un de son âge, on tremble forcément devant le malheur d’autrui, on commence par être inquiet pour soi. Exactement comme tu t’inquiètes pour ta maison lorsque tu vois les toits de tes voisins être la proie des flammes. Horace l’a dit : "Tu sens que bientôt le danger viendra pour toi." L’impression est plus forte encore pour qui voit enlever par une mort subite quelqu’un de plus jeune, de plus beau, de plus vigoureux que lui. Il fait retour sur soi et se dit : "Voilà quelqu’un qui paraissait vivre sans inquiétude, et pourtant il a été banni. Son âge, sa beauté, sa vigueur, ne lui ont servi de rien. Quel dieu, quel magicien m’a garanti la sécurité ? Je suis décidément mortel." Lorsque cela arrive aux empereurs et aux rois de la terre, à des personnages puissants et redouté, les assistants sont encore plus émus en voyant terrassé subitement, ou après une agonie de plusieurs heures, celui qui avait coutume de terrasser les autres. Voilà pourquoi, à la mort des grands hommes, les peuples restent stupéfaits. Souviens-toi des nombreux exemples que tu as toi-même cités à la mort de Jules César. Ce spectacle frappe les yeux et les cœurs des mortels, et, en leur montrant le sort d’autrui, les rappelle au souvenir de leur destinée. Ajoute à cela la fureur des bêtes et des hommes, la rage des guerres ; ajoute la chute des grands édifices qui, on l’a fort bien dit, étaient jadis un refuge pour les hommes et maintenant les mettent en danger, ajoute les révolutions de l’air sous un astre funeste, le souffle pestilentiel du ciel, et tant de périls sur terre et sur mer qui vous environnent au point que vous ne pouvez détourner les yeux sans rencontrer l’image de votre mortalité.

FRANCOIS : Un instant, s’il te plaît. Je ne peux pas attendre. Tout ce que tu dis confirme point par point ce que je pense, et je me demande où tu veux me conduire.

AUGUSTIN : C’est que je n’ai pas fini encore. Tu m’as interrompu. Écoute ma conclusion. […]
[…]
Je suis certain qu’en repassant dans ta tête tant de choses apprises à l’école de l’expérience, ou en lisant des livres, la pensée de la mort t’est plusieurs fois venue. Mais cette pensée n’est pas descendue assez profondément dans ton âme, et ne s’y est pas ancrée solidement.

FRANCOIS : Qu’appelles-tu "descendre profondément" ? Je crois le comprendre, mais peux-tu t’expliquer plus clairement ?

AUGUSTIN : Tout le monde le reconnaît, et les plus célèbres philosophes sont de cet avis, la mort est le premier des épouvantails, au point que depuis longtemps le nom seul de la mort paraît affreux et horrible à entendre. Mais il ne suffit pas que l’idée de la mort effleure légèrement notre oreille ou que son souvenir effleure légèrement notre esprit. Il faut s’y arrêter longtemps, et par une méditation attentive passer en revue des membres mourants, les extrémités glacées, la poitrine brûlante et couverte de sueur, les flancs qui battent, la respiration qui se ralentit à l’approche du trépas, les yeux caves et hagards, le regard larmoyant, le front ridé et livide, les joues pendantes, les dents jaunes, le nez resserré, les lèvres écumantes, la langue paralysée et écailleuse, le palais desséché, la tête lourde, la respiration haletante, la voix rauque, les tristes soupirs, l’odeur fétide de tout le corps, et surtout l’horreur d’un visage qui se décompose. Tout cela apparaît plus aisément et se place à portée de main, pour ainsi dire, lorsqu’on est témoin d’un exemple frappant de la mort, car on retient mieux ce que l’on voit que ce qu’on entend. Aussi n’est-ce pas sans une profonde sagesse que dans certains ordres religieux, parmi les plus saints, l’usage s’est conservé jusqu’à notre époque pourtant ennemie des bonnes habitudes, de laisser voir aux membres de la communauté les corps des défunts pendant qu’on les lave et qu’on les ensevelit, afin que ce triste spectacle, mis sous les yeux des survivants, soit constamment présent à leur mémoire et détache leur cœur de toute espérance dans un monde passager. C’est cela que j’entendais par "descendre profondément dans son âme". Vous mentionnez rarement le nom de la mort, par habitude peut-être – alors que rien n’est plus certain que la mort et plus incertain que l’heure de cette mort – mais tous les jours vous citez des faits qui s’y rattachent. Simplement, ces exemples passent inaperçus.
[…]
[…]
AUGUSTIN : Alors écoute-moi. Ton âme, je ne le nie pas, est d’origine céleste, mais par son long contact avec le corps où elle est enfermée, elle a beaucoup perdu de sa noblesse primitive. Elle a même tellement dégénéré, et depuis si longtemps, qu’elle s’est engourdie et a, en quelque sorte, oublié son origine et son divin créateur. Virgile n’a-t-il pas décrit précisément ces passions qui naissent du contact prolongé avec le corps, et l’oubli de notre meilleure nature ?
"Les âmes ont une force de la nature du feu, une part céleste, portion pure et vive de l’âme universelle, mais la matière terrestre dont elles sont composées, sujette à l’altération, en produit aussi dans leur âme. C’est l’origine des passions, de la crainte, du désir, du chagrin, de la joie. Tant que l’âme est emprisonnée dans le corps, elle est courbée vers la terre, et offusquée de ténèbres."


Pétrarque, in Mon secret, éditions Rivages poche/Petite Bibliothèque, pages 52-53-56-57-58-65-66.

Cette Conversation (imaginaire) est clairement datée de l’hiver 1342-1343. La perception de la mort a-t-elle changée aujourd’hui ? Elle n’entre guère souvent dans les conversations, c’est donc toujours un "épouvantail". Nous allons tous y passer, sans doute pas de la même manière, idem pour la vieillesse si par (mal)chance nous allons vivre vieux. Je ne sais pourquoi, j’ai toujours cru que je ne vieillirais jamais, que les années m’épargneraient, que le vieillissement du corps, c’était pour les autres, pas pour moi. Un jour j’ai dit cela à ma sœur aînée, c’est bizarre, elle a éclaté de rire, et j’ai senti comme une petite vengeance quand elle m’a dit : ben non ma pauvre, tu vas y passer toi aussi. Pfff !

Peu après avoir retranscrit ce dialogue, hier soir, il m'apprenait au téléphone que son médecin avait décidé de ne plus renouveler les traitements, c’était le DERNIER. Pour lui cela signifie plus aucun ESPOIR. J’ai essayé de lui en redonner, mais je parlais dans le vide. "Je sais où je vais, il n’y a plus qu’un chemin maintenant et la route ne sera pas longue" m’a-t-il dit. Difficile de "méditer" sur la mort quand son spectre se fait de plus en plus précis. Besoin de croire à "l’âme" même si je suis athée.

Puis, pur hasard, j’ai regardé un documentaire sur Arte – je suis vraiment dans le sérieux et pas très gai mais bon, "ainsi va la vie" – sur les Cathares, que l’on peut voir ici. Saint Augustin était donc encore présent : "L'origine du terme semble remonter au grec catharoi, terme qui, chez Saint-Augustin, désigne une secte manichéenne africaine dont les adeptes se seraient prétendus "purs". Eckbert de Schönau, moine rhénan, utilise le mot dans un de ses sermons en 1163 pour désigner les hérétiques de Germanie. Vers 1200, on retrouve le mot dans un ouvrage "De haeresi catharorum in Lombardia" puis dans "Adversus catharos", de Monéta de Crémone vers 1241 et enfin "Summa de catharis" de Rainier Sacconi, quelques années plus tard."
Source Wikipédia.

"Pour les cathares, Dieu n'a pas pu créer un monde aussi habité par le mal que celui des hommes. Le corps humain n'est rien d'autre qu'une "tunique de peau" dont l'être doit s'émanciper."

Bref, comme "Saturday night fever" on fait mieux. Mmm! J'allais me coucher, espérant avoir une Conversation apaisante dans un rêve, avec un philosophe qui ne serait pas un saint. Raté! ma nuit fut cauchemardesque. Elle l'eût été à moins.