Gourmandise mélancolique du jour : Tout va bien.
Hier, vendredi (suite).
20 heures.
Et bien sûr, comme une évidence, ce livre que j’ai choisi à la bibliothèque
me ramène dès les premières pages vers cette mélancolie qui est chez moi comme une deuxième peau ; il n’y a donc pas de hasard dans le choix de mes lectures. Je lis peu de romans et celui que je viens de commencer, d’entrée, me parle d’un suicide, celui d’un élève. Extraits : c’est la rentrée scolaire au "Gymnase*" (le narrateur enseigne le français dans cet établissement suisse et Bertrand était un de ses élèves l’année précédente) :
Premier chapitre.
[…]
Demi-heure d’avance, mais beaucoup de collègues déjà, pressés autour des armoires, des ordinateurs, de la photocopieuse qui tourne sans discontinuer… Facile, dans cette effervescence, d’aller inaperçu jusqu’aux tables du fond poser sa serviette et de vérifier que rien n’y manque : agenda, bloc-notes, Tartuffe, Le Horla, En attendant Godot, relus et annotés encore pendant les vacances, sur lesquels il pourrait sur-le-champ repasser sa licence…
[…]
Confiance qui revient, et a bien raison de revenir : bon prof, Aubort, la rigueur, la méthode, l’abstraction, l’ironie, le paradoxe déstabilisateur et fécond – personnalité bien trouvée de puriste nimbé d’humour, de faux pète-sec dans sa tour d’ivoire ouverte aux quatre vents, et de quoi donc le remercie-t-on aux cérémonies de promotions, sinon d’avoir enseigné à "approfondir" à "argumenter" sans "sortir du sujet".
[…]
Les "circonstances", comme dit Glarner, il les apprend dans l’ascenseur, en montant avec eux à la salle de conférences.
Elles le laissent, sur le moment, quasi indifférent. Seul un "pourquoi" criard, informe, commence à émerger ; le "comment" n’a pas d’importance, et dégage à la fois trop d’effroi.
Mais plus tard, il aura le temps, oui, tout le temps de scruter jusqu’à la nausée le visage, les gestes d’un garçon de dix-huit ans qui, par un beau soir d’été, monte sur sa petite moto , passe à côté d’une terrasse où sont assis les copains et copines […] leur adresse un signe de la main, continue, bifurque cent mètres plus loin, s’engage sur un débarcadère, et va pleins gaz se jeter au lac.
[…]
Deuxième chapitre.
Le deuxième coup se fond dans le premier.
Debout à son habitude, dominant la salle de sa haute taille, Fillettaz présente ses vœux pour l’année scolaire qui commence, puis annonce, la voix altérée, le "décès tragique" de Bertrand Fiaugères, élève appelé à entrer en 3A, chez qui tout paraissait annoncer à la fois l’excellence et la santé les plus prometteuses".
Quelques réflexions sur la vanité de prétendre juger un geste "qui dépasse l’entendement", puis ça vient en deux ou trois détours, sa tête penchée puis relevée, son regard passant d’un rang à l’autre, cherchant le sien…
- Il va de soi que la vie continue, que les cours reprennent normalement, mais chacun sait le danger de la contagion dans ce genre de situation. Donc j’attends des maîtres de cette classe qu’ils renoncent, du moins dans les premières semaines, à certains sujets de réflexion, surtout sur certaines lectures. A ce propos, monsieur Aubort, vous voudrez bien vous présenter à mon bureau sitôt après votre dernière leçon, à quinze heures trente.
En hommage au disparu, l’assemblée priée de se lever, minute de silence…
Il n’ose relever la tête pour voir si Fillettaz continue de le regarder.
De toute façon, il est transpercé.
Madame Bovary, Les Fleurs du mal, Thérèse Desqueyroux, Voyage au bout de la nuit, La Grande Peur dans la montagne, les voilà, ses "lectures" de l’an passé en 3A…
Ce pays nous ennuie, ô Mort, appareillons !...
"Les êtres nous deviennent supportables dès que nous sommes sûrs de pouvoir les quitter."
"Il faut choisir, mourir ou mentir ."Ô vers noirs compagnons sans oreilles et sans yeux,
Voyez venir à vous un mort libre et joyeux ;
"Et, croyant qu’il voulait jouer, elle poussa doucement. Il tomba par terre. Il était mort ."
"Le petit Ernest ? – Mort aussi."
"Ce monde n’est je vous l’assure qu’une immense entreprise à se foutre du monde !"
[…]
Il pourra dire ce qu’il voudra, expliquer qu’il ne s’agit là que de purs "classiques" étudiés d’ailleurs dans toutes les classes de la francophonie, mais le fait est qu’il n’a pas réfléchi une minute aux effets qu’une telle succession d’œuvres noires pouvait produire sur ses élèves au-delà de leurs travaux écrits, dans leur vie, leur âme, leur chair…
Pire : il n’a pas réfléchi, et pourtant la nouvelle ne l’a pas complètement surpris, il fera croire ce qu’il voudra, mais il n’était pas tranquille, il savait, il s’y attendait…
Jacques-Etienne Bovard, in Les Beaux Sentiments, édition Bernard Campiche.
* "Le "Gymnase" désigne, dans le canton de Vaud (Suisse), l’institution officielle de l’enseignement secondaire supérieur ; il fait suite au au "Collège", et prépare, en trois ans, à la maturité fédérale (baccalauréat) ou au diplôme de culture générale. Les élèves ont habituellement de seize à dix-neuf ans." (Le Gymnase n'existe pas comme aucun des personnages de ce roman).
Je ne peux dire encore si ce roman va me plaire mais j'aime ces premières pages; je pense qu'il va me permettre de me "poser" un peu, après le dialogue philosophique de Saint-Augustin avec Pétrarque, dans Mon secret de Pétrarque.
On pourrait penser - à me lire - que je suis triste parce que je parle de mélancolie, mais non, parler de la mélancolie est pour moi aussi naturel que parler de la mort, cela fait partie de la vie, de ma vie. Ce sont des sujets que j'aborde vaillamment en famille, avec des éclats de rire, tandis que "tous" me regardent d’un air abasourdi et réprobateur ! Il n’y a qu’avec ma plus jeune sœur que nous philosophons sur ces sujets, sans peur, et nous en ressortons souvent sereines et joyeuses.
20 h 15.
Je regarde Arte, un reportage sur la Baie de Naples, tandis que sur les autres chaînes les informations parlent de la situation en Tunisie. Mais ce vendredi soir, après une journée à serrer les dents pour ne pas pleurer, j’avais le droit de sécher mes larmes - non contenues - avec des images de soleil et de lumières ocres et chaudes, de la chaleur brûlante du Vésuve.
Il y a à Naples un "pétillement" dans l’air, qui serait dû à la joie de vivre des napolitains, comme un "pétillement amoureux". Les napolitains aiment être élégants et trouvent leur bonheur (et leur cravate… à "Neuf plis") chez Marinella.
Futile ? Oui, quand on se bat ailleurs parce que la vie est trop chère, ô que j’aime la futilité… quand tout va mal; c’est la seule chose qui puisse encore me faire rêver, comme la beauté du soleil levant sur la Baie de Naples vu dans ce magnifique reportage. Et qu’y a-t-il de plus important que de rêver ?