dimanche 15 mai 2016

Partir... en vrille, avec un "clown blanc"

Revenir à la littérature pour se détendre, s'y (se) retrouver, même s'y lover (Gros-Câlin) et parfois sourire et rire surtout quand le ton est grave, le sujet sérieux, le narrateur à la dérive. J'éprouve en lisant les ouvrages de Christian Oster une jubilation semblable à celle que je ressens en lisant ceux de Jean-Philippe Toussaint.


 

Christian Oster. © ©Philippe MATSAS/Opale/Leemage

"[...] malgré la pudeur de son écriture, dans laquelle il se met en retrait, c'est uniquement dans ses œuvres romanesques que s'ouvrent les portes de son intimité. De plus, le « Je » de l'écrivain se trouve totalement disponible face à l'imaginaire.
Ses romans traduisent tous, plus ou moins, mis à part son tout premier, les errances d'un homme seul, quitté ou séparé plus ou moins récemment, prêt à changer le cours de sa vie dès lors que le hasard lui fait croiser une femme qui l'attire au-delà de la simple séduction. Recherche-t-il cette femme, ou La femme ? Recherche-t-il l'amour ou le partage du sentiment d'inanité, un certain fond de tristesse ou le diffus espoir d'une sorte d'absolu ? Ou encore, simplement la fin de l'errance ? Il s'agit avant tout d'une rencontre, souvent d'un rendez-vous manqué... Cet itinéraire, durant lequel il ne se passe finalement que peu de choses, l'auteur va nous le rendre captivant. Christian Oster parvient à nous faire entrer de plain-pied dans les méandres de la pensée du narrateur jusqu'à ce que nous en éprouvions une jubilation inattendue."
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" Je la regardais, donc, et même si elle ne s'était pas installée avec Marc, songeai-je, elle me faisait face, légèrement gênée de la brièveté de notre échange, certes, mais sans excès, elle ne souriait pas exagérément, ne tripotait pas les ciseaux, qu'elle tenait en main comme si elle était venue avec ou qu'elle eût oublié qu'elle les tenait [...] et alors sa vie continuait, me disais-je, elle venait simplement m'emprunter des ciseaux, elle emménageait [...] s'installant deux étages plus bas quand je me sentais, moi, à peu près incapable de rien, ce jour-là, j'hésitais même, comme elle se détournait pour me quitter, à refermer sur elle ma porte, que je laissai grande ouverte, elle le sentit dans son dos. Ça va? me dit-elle en se retournant? Oui, très bien, dis-je, et je refermai la porte.
C'est à ce moment-là, je crois, quand j'eus refermé la porte, que j'ai décidé plus ou moins de partir. Ça s'est d'abord manifesté par mon incapacité, alors que je me tenais face à la porte refermée, à me retourner vers la pièce. Il était clair qu'à mes yeux, en cet instant, ce qui se trouvait derrière moi dans l'espace représentait très précisément ce qui se situait face à moi dans le temps, et c'est ce que j'hésitais maintenant à envisager. [...] Et je me retournai vers la pièce, en fait, finalement, mais ce fut dans l'idée de préparer une sorte de valise. C'est-à-dire que le départ, dans mon esprit, n'était pas lié alors à une destination quelconque. Je croyais que je voulais quitter l'appartement. Je sentais parfaitement que c'était hasardeux, aussi bien. Je me repris, donc. Je devrais peut-être d'abord sérier mes raisons de partir, me dis-je. Mais, je m'en aperçus, j'avais surtout besoin d'action. Et, éventuellement, il est vrai, de confier à quelqu'un que j'éprouvais un tel besoin.
La première personne qui me vint à l'esprit, à cet égard, et faute de pouvoir dialoguer avec Paul, fut Marianne, bien que j'eusse également songé à Marthe, qui, au demeurant, n'était évidemment pas disponible pour m'entendre. Marianne donc, me disais-je, que j'hésitais à appeler, toutefois, car, m'avisais-je, ce que j'avais à lui dire n'était pas agréable du tout. C'était bien à elle, pourtant, que je devais confier, notamment, ça se confirmait, que je ne voulais plus la voir - ce qui était, ça se confirmait aussi, présentement au-dessus de mes forces. Or c'est à ce moment qu'elle m'appela, et je décrochai. Allô, dis-je d'une voix neutre, ça va? C'est à toi qu'il faut demander ça, me répondit-elle. [...] Je suis perturbé, dis-je. Et alors? dit-elle. Pourquoi tu ne m'en parles pas? Je t'en parle, dis-je, et je me tus. Allô? dit-elle. Oui, dis-je, je suis là, je ne sais pas quoi te dire non plus. C'est gai, dit-elle. Non, dis-je, ce n'est pas gai, je vais te dire quelque chose en fait. Je t’écoute, dit-elle. Je crois que je préfère qu'on ne se voie plus, dis-je. Hein? dit-elle. Tu peux m'expliquer ça? Difficilement, dis-je. [...]
[...]
[...]
Ça s'était fait un peu vite au fond, et sans suffisamment de résistance. Mais enfin ça s'était fait et je ne voyais plus bien ce qui me retenait ici. Je commençai à remplir un sac, de quoi tenir trois jours, puis je me dis que ce n'était pas assez, que je ne reviendrais jamais dans trois jours et qu'il me fallait un plus gros sac. Mon problème, c'est que je n'avais pas de voiture. J'ignore pourquoi je ne songeai d'abord même pas à en louer une. Je conservai finalement le premier sac, après tout j'ai ma carte bleue, me dis-je. Je consultai, debout, des sites de tourisme sur Internet. Puis, je m'assis, quand même, il me fallait un peu de temps. Je passai des coups de fil. Il y avait un hôtel à cent cinquante kilomètres au sud-ouest de Paris, Dans un bourg desservi par le train, assez inintéressant, me sembla-t-il. Trois jours, dis-je à l'hôtelier. Pour commencer."
Pages 31 à 36.
Christian Oster, in Dans la Cathédrale, éditions de Minuit, 2010.
(Et l'errance, ponctuée de rencontres (et de solitude), va commencer et se poursuivre jusqu'à la fin du livre, page 142 dans une narration inénarrable. Les dialogues (dit-elle, dis-je, lui dis-je, m'avisais-je etc.) n'ont rien de classique et sont la "marque" de l'auteur, comme le passé simple dont il use dans tous ses livres (ceux que j'ai lus), et qui me font parfois rire aux éclats). 

C'est bien ça et plus encore... :

"Nous n'en sommes qu'à la moitié de Dans la cathédrale, et tous ceux qui ont déjà ouvert un roman d'Oster se doutent déjà que le récit n'en a pas fini de partir en vrille - au sens propre comme au sens figuré. Sur un rythme infernal, l'auteur de Mon grand appartement utilise tous les moyens de transport possibles (du train à la voiture en passant par la bicyclette, le tracteur ou la moissonneuse-batteuse !) pour faire rebondir cette drôle de quête d'un nouveau départ. Le résultat est trépidant, original, hilarant. Et comment ne pas saluer le talent d'un auteur "clown blanc" capable de vous faire éclater de rire rien qu'avec un passé simple inattendu du style "nous moissonnâmes" ?
(Baptiste Liger, L'Express, en 2010).

J'avais aussi emprunté à la médiathèque le même jour, En ville de Christian Oster. Et en relisant la quatrième de couverture : "mais, je l'ai déjà lu, me dis-je;-)". Effectivement. Eh bien! je l'ai relu, même pas eu envie d'arrêter!