dimanche 10 avril 2016

[...] un coin de ciel bleu. Grande allégresse

Après une journée de mélancolie puissance dix et une morne soirée hier, mon réveil ne fut guère plus joyeux. Tout était gris autour de moi, le ciel, la terrasse et en moi, le noir total. Qu'allais-je faire de cette journée pour secouer la déprimée? D'abord prendre un petit déjeuner en ne pensant à rien ni à personne. Allumer la radio? Pas envie. Allumer ma tablette? Plus pratique finalement pour lire la presse que de déployer un journal encombrant sur mes toasts beurre-confiture. Que dit-on en Suisse?  Deux articles m'intéressent : Mémoire et oubli, les deux trames de l'existence et L'oubli est difficile pour le cerveau. "... l’oubli intentionnel ne constitue pas un processus passif. Le cerveau doit travailler activement pour effacer un souvenir à dessein." 
Petit déj terminé. Vite, ne pas traîner, ne pas cogiter, ne pas allumer l'ordinateur, vite dans la salle de bain. Dans la salle de bain j'ai dit! Ben non, je prends un bouquin et je lis :

Vendredi 17 avril 1931

Temps très humide, très froid : horrible atmosphère de bord de mer; tout  est détrempé, et les arbustes fouettés par le vent, comme toujours à Dieppe. Petit déjeuner à l'hôtel habituel [du Rhin et Newhave]. Nous nous mettons en route. Vent et pluie; il fait presque noir. La pluie entre. Au bac de Quilleboeuf, L. aperçoit un coin de ciel bleu. Grande allégresse. Déjeuner à l'auberge près du bac : bon marché, ordinaire; du poisson brûlé. Un vieux couple (des gens de la campagne) en train de déjeuner. Lui met un doigt d'eau-de-vie dans son café. Nous repartons. Suivons des routes de campagne. Pas une maison. Arrivons à Alençon, vieille ville blanche, élégante, avec un grand magnolia surchargé de fleurs. [...] Mauvais dîner, sauf le vin, une bouteille entière. Clients : quatre hommes d'affaires français, un homme d'affaires chinois; une jeune fille qui ressemblait à Fredegong Shove [une cousine de V. W.] et un très vieil homme. Conversation sur les trains pour Paris. Eau froide pour un bain, qui nous a coûté les yeux de la tête. Froid mordant; mais avons été suffoqués au petit matin par l'air brûlant du chauffage. En route pour Saumur. Roulons lentement. Temps d'avril, froid très vif; ne sommes pas assez couverts. Déjeuner à Sablé-sur-Sarthe, plutôt mauvais là encore. Vieille petite ville sur la rivière. Vu un vieux château à Durtal, transformé en asile de vieillards ou hôtel : pas vilain, avec poivrières à l'épreuve de la pluie.
Virginia Woolf, Journal intégral 1915-1941.

Étrangement, cette lecture m'a donné un coup de fouet. Le bonheur illusoire du voyage.  Éclaté de rire. La douche allait peaufiner le reste.
Plus tard, je me décidais après un déjeuner très léger, avalé rapidement, à aller au cinéma pour tenter de parfaire la remontée du moral et j'allais voir L'Avenir avec Isabelle Huppert, sans vraiment savoir quel en était le sujet. Au retour, je lisais quelques critiques sur Internet pour vérifier si elles correspondaient à mon désenchantement. Pas vraiment, elles sont plutôt bonnes. Je suis sortie du cinéma avec - à nouveau - le moral dans les chaussettes et je n'ai rien perçu de cette Liberté censée retrouvée par la femme que son mari délaisse pour une autre; seulement du désarroi, ok, mais tout était en effet trop "lisse". "Difficile liberté"! A voir, surtout pour Isabelle Huppert. Extraits  critiques :

""L'Avenir" n'a rien de cumulatif, de démonstratif, de pesant. Il avance subtilement, avec toute la fluidité de la vie, quand bien même celle-ci charrie un tel flot d'amertume." (Le Monde).

" Le film accorde autant d'importance aux mots qu'au silence. (...) L'humour (bienvenu et nouveau), (...) s'invite aussi. Et puis il y a Isabelle Huppert, émouvante, qui ne cesse de trotter, dans la panique. Et qui chemine aussi, ouverte à tous les possibles, dans un présent qui semble infini." (Télérama).

 "(…) on croit d’abord voir un joli film de plus, sans plus, et in fine on est subjugué par une beauté sans apprêt, une complexité jamais rambarde et une richesse de sens qui nous élève". (Les Inrockuptibles). 

Et, tout de même : 
"On aurait mauvais jeu de reprocher à "L’Avenir" les distinctions reçues, mais il aurait peut-être été salutaire que se fendille un peu plus sa surface si lisse." (Libération)... qui, à mon avis, en fait la critique la plus juste dans le bon et le moins bon, à lire ici.  

"Cette œuvre tournée « à l’os », confinée dans un petit milieu social et culturel, ponctuée de dialogues à la tonalité pas toujours très juste, a souvent de quoi agacer. Sa cérébralité la rend hélas très extérieure." (La Croix).

"C'est un film sans risques qui plaira pour cette raison à ceux qui y voient la touche si française d'un cinéma de l'entre-soi." (L'Express).
Retour at home sous un vent décoiffant. Tea-time. "Un coin de ciel bleu. Grande allégresse". "L'oubli" : mon prochain exercice cérébral. C'est pas gagné.