jeudi 7 avril 2016

Un certain regard...


La dent Parachée, Savoie



Marc Riboud, Les montagne Huang Shan, Chine

ELLE ET MOI.- Toutes enveloppées de brume sur lesquelles elles semblaient flotter comme des îles fantomatiques, les montagnes de Savoie avaient ce matin quelque chose des paysages aquarellés par les Chinois, et je me suis promis de les fixer à mon tour sur le papier à l'instant même où ma bonne amie me signalait ce qu'elle voyait elle-même à la fenêtre de l'étage d'en dessous. Or c'est cela même qui se passe souvent entre nous, qui voyons la même chose au même instant et qui nous le signalons alors : "Regarde..."

(A La Désirade, ce dimanche 15 octobre)
Page 161.


DU VRAI ET DU FAUX.- Je me me sens très seul à penser comme je pense, mais ce qui compte est de persévérer en toute sincérité et bonne foi, contre toute distraction et tentation de suivre  telle mode ou telle toquade passagère. Je sais ce qui est bon pour moi et ce qui est néfaste. Je sens, plus encore  que je ne sais, ce qui est vrai et ce qui est du toc, ce qui sonne juste et ce qui sonne faux.

Page 267.

ON THE BLOG.-  Il y a une année, jour pour jour, que j’ai entrepris la mise en ligne  quotidienne de mes Carnets de JLK, comptant aujourd’hui 744  textes et visités chaque jour par quelques centaines de lecteurs plus ou moins fidèles  (1308 visites en juin 2005, et 12505 en avril 2006) dont la plupart me sont inconnus alors que de vraies relations personnelles se sont établies avec quelques-uns.  Jamais, à vrai dire, je n’aurais imaginé que je prendrais tant de  goût à cette activité si contraire apparemment à la silencieuse et solitaire concentration que requiert l’écriture. Or restant à l’écart du clabaudage souvent insane, vide ou vulgaire qui s’étale sur la Toile, il m’est vite apparu que tenir un blog pouvait se faire aussi tranquillement, sérieusement, ou joyeusement selon les jours, en toute liberté ludique ou panique, que tenir des carnets comme  je m’y emploie depuis 1966, d’abord de façon sporadique puis avec une régularité et une densité croissantes.
A la différence de carnets ordinaires, le blog est une pratique qui a ses risques, essentiellement liés au fait qu’on écrit quasiment sous le regard du lecteur. L’écriture en public m’a toujours paru artificielle, voire grotesque, et je ne me sens pas du tout porté, à l’ordinaire, à soumettre au regard anonyme un texte en cours d’élaboration, dont je réserve l’éventuelle lecture à mes seuls proches. Si je me suis risqué à dévoiler, dans ces Carnets de JLK, une partie des notes préparatoires d’un roman en chantier, et l’extrait d’un ou deux chapitres, je me garderai bien d’en faire plus, crainte d’être déstabilisé d’une manière ou de l’autre. 
Mais on peut se promener nu sur une plage et rester pudique, et d’ailleurs ce qu’on appelle le narcissisme, l’exhibitionnisme ou le déballage privé ne sont pas forcément le fait de ceux qui ont choisi de «tout» dire. Ainsi certaines lecteurs de L’Ambassade du papillon, où je suis allé très loin dans l’aveu personnel, en me bornant juste à protéger mon entourage immédiat, l’ont-ils trouvé indécent alors que d’autres au contraire ont estimé ce livre pudique en dépit de sa franchise.
Si la tenue d’un blog peut sembler vaine (au double sens de l’inutilité et de la prétention vaniteuse) à un littérateur ou un lecteur qui-se-respecte, l’expérience personnelle de la chose m’a prouvé qu’elle pouvait prolonger, de manière stimulante et enrichissante, voire libératrice du point de vue du jaillissement des idées et des formes, une activité littéraire partagée entre l’écriture continue et la lecture, l’ensemble relevant du même atelier virtuel, avec cette ouverture « interactive » de plus.
Ayant toujours été rebuté par la posture de l’homme de lettres confiné dans sa tour d’ivoire, autant que par l’auteur en représentation, et sans être dupe de la « magie » de telle ou telle nouvelle technique, je n’en ai pas moins volontiers emprunté à celle du blog sa commodité et sa fluidité, sans éprouver plus de gêne qu’en passant de la « bonne vieille » Underwood à frappe tonitruante, à l’ordinateur feutré. Bref, le blog n’est pas du tout pour moi la négation de l’écrit : il en est l’extension dont il s’agit de se préserver des parasites. 
Michel Butor, dans l’évocation de sa maison A l’écart, parle de son atelier à écrire comme le ferait un artisan, et c’est ainsi aussi que je vois l’outil blog, entre le miroir et la fenêtre, le capteur nocturne (ah le poste à galène de mon grand frère !), et le laboratoire ouvert au tourbillon diffus et profus de l’Hypertexte.
Un blog est enfin une nouvelle forme de l’Agora, où certains trouvent un lieu d’expression personnel ou collectif à caractère éminemment démocratique (d’où la surveillance de plus en plus organisée des régimes autoritaires), une variante du Salon français à l’ancienne qui voit réapparaître le couple éternel des Verdurin, ou le dernier avatar du Café du commerce…
(Au Cap d'Agde, ce lundi 5 juin)
Pages 142-143.

Jean-Louis Kuffer, in Riches Heures (Blog-Notes 2005-2008), éditions l'Age d'Homme, 2009.