samedi 6 avril 2013

"Le nomade... s'aventure dans un champ de forces inédit"

 

 
 
 
« On ne devient nomade impénitent qu’instruit dans sa chair aux heures du ventre maternel arrondi comme un globe, une mappemonde. Le reste développe un parchemin déjà écrit.
Plus tard, beaucoup plus tard, chacun se découvre nomade ou sédentaire, amateur de  flux, de transports, de déplacements, ou passionné  de statisme, d’immobilisme et de racines. »
[…]
« Toutes les destinations sont devenues possibles – question de temps. Dans ce champ des possibles comment élire un lieu ? Que choisir ? A quoi renoncer ? Et pour quelles raisons ? Dans les combinaisons pensables, laquelle préférer, et pourquoi ?
Là encore le déterminisme généalogique s’impose. On ne choisit pas ses lieux de prédilection, on est requis par eux. Dans le registre élémentaire des philosophes présocratiques, chacun peut se découvrir porteur  d’une passion pour l’eau, la terre ou l’air – le feu circulant dans le corps même du voyageur.
[…] Il existe toujours une géographie qui correspond à un tempérament. Reste à le trouver.
Un mot, un nom, un lieu, un endroit lisibles sur la carte retiennent alors l’attention. Celui d’un pays, celui d’un continent, d’une île ou d’une ville. L’indistinct, le viscéral se retrouvent dans une émotion déclenchée soudain par un nom fiché dans la mémoire : aller au Tibet, voir le fleuve Amour, gravir le mont Fuji, escalader l’Etna, cheminer sur les collines de N’Gong, nager dans l’océan Pacifique, aborder Guernesey, visiter Addis-Abeba, marcher dans les rues de Cyrène, naviguer dans la baie d’Along – chacun dispose d’une mythologie ancienne fabriquée avec des lectures d’enfance, des souvenirs de famille, des films, des photos, des images scolaires mémorisées sur une carte du monde un jour de mélancolie en fond de classe. Puis on passe à l’acte pour réaliser son rêve avant de mourir : stationner en silence  à l’endroit où se rejoignent l’Orient et l’Occident, dans le détroit du Bosphore, marquer un temps d’arrêt devant  la naissance d’une piste africaine en latérite rouge, se sentir interdit dans les rues de New York devant les jets de vapeur pulsés par les mufles de bouches d’égout, retenir son souffle  en survolant les lagons  de l’océan indien, constater que son cœur bat en franchissant l’équateur ou en passant le tropique  du  Capricorne, frissonner d’émotion au-delà du  Cercle Polaire. Rêver une destination, c’est obéir à l’injonction qui, en nous, parle une voix étrangère. Car un genre de démon socratique formule et trace à notre place cet éclair qui calcine en notre for intérieur l’indécis, l’imprécis ou le confus. A la manière dont le philosophe d’Athènes s’abandonnait à cette parole démiurgique, on laissera le choix d’un lieu, l’élection d’une destination à cette langue étrangère parlée par nous à notre corps défendant – à moins que précisément cette langue ne s’exprime raison défendante. Dans la multiplicité des possibles, le démon dit, reste pour la volonté à consentir. Alors le doigt s’arrête sur le planisphère dans les régions de l’âme correspondantes. On ne commet pas d’erreur en pratiquant ainsi. »
 
Michel Onfray, in Théorie du voyage, Poétique de la géographie. Ed. Le Livre de Poche, Biblio essais.
 
J'avais acheté cet ouvrage (125 pages) pour l'offrir à un ami qui... ne l'a pas reçu! Il m'est revenu par la poste récemment. J'avais fait une erreur dans l'adresse. Je n'ai pas pu le réexpédier, cet ami est un nomade et ne reste jamais longtemps au même endroit. C'est étrange tout de même, ce n'est que la quatrième fois que j'achetais un livre à son intention et la troisième fois que je les retrouve dans ma bibliothèque. Un seul lui est tout de même parvenu.
Les deux premières fois ce n'était pas pour les mêmes raisons  : j'avais fait de longues recherches, je ne voulais pas faire d'erreur, il fallait absolument que ça lui plaise, qu'il ne les possédât pas, que je déniche donc des merveilles ou des introuvables, des livres épuisés. Ce que je fis. J'avais fait ces recherches le cœur battant, comme une amoureuse, alors qu'il ne s'agissait vraiment que d'un ami.
 
Je tairai les circonstances qui ont fait qu'il ne les a jamais reçus, j'ai mis très longtemps à m'en remettre. Maintenant ils sont dans ma bibliothèque. Quand je les prends, je les ouvre avec précaution; il m'arrive même de les sentir, de les respirer, le second en particulier. Bien sûr, c'est à lui que je pense en les feuilletant, en les lisant. Ce second donc, jamais je ne me le serais offert. C'est ma consolation.
 
Ce livre sur la Théorie du voyage m'a mené vers d'autres horizons que j'avais trop rapidement parcourus et où il est question aussi de nomadisme et surtout de belles découvertes si on prend le temps "d'ouvrir" quelques images...
 
 
 
 
 
 
"Sortir de toute identité fixe, de tout cadre établi, pour trouver un jeu d'énergies et, après avoir nomadisé, se retrouver, se reconnaître autre dans un espace multidimensionnel, polytopique.

Le nomade qui est en chacun de nous comme une nostalgie, comme une potentialité, n'a pas la notion d'identité personnelle, la “conscience de soi” lui est étrangère. Ne disant ni “je pense”, ni “je suis”, il se met en mouvement et, en chemin, il fait mieux que “penser”, au sens pondéreux du mot, il énonce, il articule un espace-temps aux focalisations multiples qui est comme une ébauche de monde. Le mouvement nomade ne suit pas une logique droite, avec un début, un milieu et une fin.
 
 
[...] 

"Depuis quelques années, le mot “nomade” est dans l'air. D'une manière vague, mais qui ne demande qu'à se préciser, il désigne un mouvement qui s'amorce vers un nouvel espace intellectuel et culturel. Mais dans nos cultures médiatisés, chaque mot, immédiatement sous-traduit, devient prétexte à une mode. Ce dont il est question ici n'est pas une affaire de mode, mais de monde.

Nietzsche constatait la mort de Dieu, Foucault annonçait la mort de l'Homme. Le nomade est celui qui, sans lamentation, prend son départ dans cette situation extrême et qui, contournant le domaine des sous-dieux et des sur-hommes, traversant le neutre, s'aventure dans un champ de forces inédit, le long de plages insolites." Suite...

 
Fayçal A. Bentahar