mardi 30 octobre 2012

"Loin de ma table je suis stupide, l'encre est mon élément naturel"




Croisset, mardi, minuit
18 avril 1854.

[...]
J'ai lu, relu (et je les ai là sous les yeux) tes deux dernières pièces de vers, sur lesquelles il y a beaucoup à dire. - Les bons vers abondent. Mais, encore une fois, je ne t'en sais pas gré. Les bons vers ne font pas les bonnes pièces. - Ce qui fait l'excellence d'une oeuvre, c'est sa conception, son intensité. - Et, en vers surtout, qui est l'instrument précis par excellence, il faut que la pensée soit tassée sur elle-même. Or, je trouve la pièce A ma fille lâche de sentiment. C'est là ce que que toutes les mères eussent dit, et à peu près de la même manière, poésie à part, bien entendu. Commençons :
La 1re strophe, sauf le 1er vers, me semble très bonne, surtout le dernier vers qui est excellent. Mais remarque : que de répétitions dans les cinq strophes qui suivent. C'est toujours sur ou sous. La pensée est divisée en petites phrases pareilles. Et c'est sans cesse la même tournure de style.
La 2e strophe, du reste, me plaît assez, quoique moins bonne que l'autre.

Tes cheveux dorés caressent ton front

caressent, expression consacrée.

Sur ta joue il luit

désagréable à l'oreille.
Les deux vers qui suivent, charmants, mais il eût fallu les mieux amener par quelque chose de plus large, à propos des cils, et qui aurait fait un pendant plus exact à "un pli de la nuit" :

Sur ta bouche rose...

Voilà trois strophes qui commencent de même :

Sur ton oreiller...
Sur tes longs cils...
Sur ta bouche...

Ils sont du reste très bons ces deux vers :

Sur ta bouche...
Ton souffle...

Mais, dans les deux qui suivent, l'inversion est trop forte. Sois sûre que la pensée ne gagne rien à ces tournures poétiques.
Quant à la strophe "De ton joli...", je la trouve ATROCE! de toute façon.

De ton joli corps sous ta couverture

est obscène, et hors du sentiment de la pièce. "Couverture" est ignoble de réalité, outre que le mot est laid en soi. Le sentiment était :

Ton visage rit sur la toile blanche,

mais cela est tout bonnement cochon, surtout avec la suite :

Plus souple apparaît le contour charmant;

Et puis, qu'est-ce que vient faire là le Parthénon, l'Antiquité et la "frise pure" si près de la "couverture"? - Et d'abord un enfant n'a pas les formes si saillantes qu'on les voie ainsi sous une couverture, et comme les filles du Parthénon dont les seins font bosse. - Cela est complètement faux de sentiment et d'expression. Il y a ici une chair qui n'est pas du tout à sa place.

Et, pour les rouvrir tu baises mes yeux,

Superbe!

Nous mêlons nos soins, tendre tu m'habilles,

que signifie "mêler des soins"? et cette tournure archi-prétentieuse "tendre, tu m'habilles"? et quelle vulgarité dans ce "tu m'habilles"! Notez que nous avons plus bas "ta tête d'ange".

Et des frais tissus chers aux jeunes filles,

école de Delille. Au reste, il y a beaucoup de rococo dans cette pièce :

Tu t'assieds parfois rêveuse au piano...
Je pose une fleur sur ta tête d'ange.

Nous allons au bal, un ange qui va au bal et qui a un port virginal ("port" comporte par lui-même une idée de maturité). Je trouve toute cette seconde page fort plate :

Auprès du foyer tu brodes, je couds...
Tu danses, tu ris,

est-ce de la poésie cela? à quoi bon faire des vers pour de pareilles trivialités? Les morts qui reviennent sont fort embêtants. Cela n'est pas ému, parce que ça tient trop peu de place dans l'économie de la pièce. Il ne faut pas ménager la sensibilité du lecteur quand on la touche. - Et puis voilà encore des détails de beauté qui reviennent :

Avec ton front poli comme un marbre...
Une jeune fille est comme un arbre...

c'est trop. Si elle a le front comme un marbre, elle ne peut être, elle, "comme un arbre".

[...]

L'orage, pour dire le malheur, a été dit par tout le monde, et puis, le pire de tout cela et ce qui m'irrite, ce qui fait que je ne suis peut-être pas impartial, c'est le sujet. Je hais les pièces de vers à ma fille, à mon père, à ma mère, à ma soeur. Ce sont des prostitutions qui me scandalisent (voir Le Livre posthume). Laissez donc votre coeur et votre famille de côté et ne les détaillez pas au public! - Qu'est-ce que cela dit tout cela? qu'est-ce que ça a de beau, de bon, d'utile et, je dirai même, de vrai? Il faut couper court avec la queue lamartinienne, et faire de l'art impersonnel. Ou bien, quand on fait du lyrisme individuel, il faut qu'il soit étrange, désordonné, tellement intense enfin que cela devienne une création. Mais quant à dire faiblement ce que le monde sent faiblement, non.
Pourquoi donc reviens-tu toujours à toi? Tu te portes malheur. Tu as fait dans ta vie une oeuvre de génie (une oeuvre qui fait pleurer, note-le) parce que tu t'es oubliée, que tu t'es souciée des passions des autres et non des tiennes.
Il faut s'inspirer de l'âme de l'humanité et non de la sienne. C'est comme le sonnet A la gloire. Cela n'est pas lisible et le lecteur s'indignera toujours de la supériorité que l'auteur se reconnaît.

[...]

Si tu as ton prix, travaille ta Servante tranquillement. - Et mets-toi de suite, sans t'inquiéter de rien, à tes autres contes et publie tout en masse. Il faut toujours employer les grosses artilleries. - Il ne faut pas donner ainsi son sang goutte à goutte. Songe à ce que serait la publication de six bons contes en vers, bien différents de forme et de fond, et reliés par une pensée et un titre commun. Cela serait imposant d'aspect, à part la valeur du contenu.
[...]
A toi, je t'embrasse.

Ton G.

Gustave Flaubert, in Lettres à Louise Colet.