vendredi 19 octobre 2012

Merveilleuse Sagan

L'étranger

- Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis? Ton père, ta mère, ta soeur, ou ton frère?
- Je n'ai ni père, ni mère, ni soeur, ni frère.
- Tes amis?
- Vous vous servez là d'une parole dont le sens m'est resté jusqu'à ce jour inconnu.
- Ta patrie?
- J'ignore sous quelle latitude elle est située.
- La beauté?
- Je l'aimerais volontiers déesse et immortelle.
- L'or?
- Je le hais comme vous haïssez Dieu.
- Eh! Qu'aimes-tu donc, extraordinaire étranger?
- J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages!

Charles Baudelaire
(Poèmes en prose)

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Je regardais le ciel rempli de nuages ce matin et il me vint l'idée de relire quelques pages du livre de Françoise Sagan que j'avais dû lire il y a bien trente ans : Les merveilleux nuages.  En exergue de l'ouvrage, ce poème de Baudelaire.

Il faut absolument regarder cette vidéo et écouter sa définition de ce qu'est un livre!



Françoise Sagan à propos de son livre "Les Merveilleux nuages"
Lectures pour tous - 12/07/1961 - 08min55s

"Il faisait un vent affreux qui cassait les branches des arbres, les soulevait une minute, libres, transfigurées, avant de les laisser retomber sur le sol et de les y rouler, dans la poussière, l’herbe ratatinée et finalement la boue où elles s’enlisaient définitivement. Josée, devant la porte, regardait la pelouse, les champs jaunâtres et les marronniers affolés. Une grande branche se détacha brusquement du tronc avec un gémissement aigu, fit un bond en l’air, toutes les feuilles rabattues par le vent, et retomba aux pieds de Josée. « Icare », dit-elle, et elle la ramassa. Il faisait froid. Elle rentra dans la maison, monta jusqu’à sa chambre. C’était une pièce carrelée, sans meubles, sauf une table couverte de journaux et une énorme armoire. Elle posa la branche sur son lit, la racine sur l’oreiller et l’admira une seconde. Elle était froissée, convulsée, jaunie, elle ressemblait à une mouette abattue, à une gerbe de cimetière, elle était l’image même de la désolation.
Depuis quinze jours qu’elle vivait là, dans cette campagne normande, ravagée par un automne violent, elle n’avait rien fait. Dès son arrivée à Paris, elle avait loué à une agence trop contente cette vieille maison isolée, comme elle en aurait loué une en Touraine ou dans le Limousin. Elle n’avait prévenu personne. Elle avait voulu se ressaisir et elle trouvait à présent ce mot piquant. Il n’y avait rien à ressaisir, et surtout pas elle-même. Elle avait dû lire ce verbe dans trop de romans. Ici, il y avait le vent qui saisissait tout et relâchait tout, il y avait l’agrément du feu le soir dans la cheminée, de tous les parfums de la terre et de la solitude. Bref, la campagne. Mais il avait fallu qu’elle fût encore bien jeune, ou bien livresque, pour imaginer si délicieusement dans l’avion du retour une maison de campagne où reconstruire sa vie, se rebâtir. Rien n’était démoli, rien n’avait été perdu, pas même le temps, et il lui fallait bien admettre cette inviolabilité de son esprit, cet équilibre de son corps malgré tous les regrets et toutes les réminiscences déchirantes de sa mémoire. Elle pouvait rester ici longtemps, quitte à s’ennuyer. Ou rentrer à Paris et recommencer. Recommencer à chercher ce fruit dont parlait Alan, ou un certain confort, ou à travailler, ou à s’amuser. Elle pouvait aussi aller se promener dans le vent, ou poser un disque sur le pick-up, ou lire. Elle était libre. Ce n’était pas désagréable, ce n’était pas exaltant. C’était simplement cet optimisme inattaquable qui était le seul élément constant de son caractère.
Elle ne se rappelait pas avoir jamais été désespérée. Simplement déprimée parfois jusqu’à l’abrutissement. Elle se rappelait avoir sangloté sur un chat mort, son vieux siamois, mort du typhus, il devait y avoir quatre ans de cela. Elle se rappelait les secousses violentes de son chagrin, l’espèce de raclement affreux en elle-même qui amenait ses larmes. Elle se rappelait avoir évoqué complaisamment les mimiques du chat, ses sommeils devant le feu, sa confiance. Oui, c’était bien là le pire : la disparition de quelqu’un qui ait entière confiance en vous, qui vous ait remis sa vie. Il ne devait pas être supportable de perdre un enfant. Il devait l’être plus de perdre un mari jaloux. Alan… que faisait-il ? Rôdait-il dans New York de bar en bar ? Ou se rendait-il chez son psychiatre tous les jours, la main dans la main de sa mère ? Ou, plus simplement, dormait-il avec une petite Américaine compatissante ? Rien de tout cela ne la satisfait. Elle aurait voulu savoir.
[…]
Le chien grattait à la porte. C’était le chien de la ferme, il l’aimait et passait des heures la tête sur ses genoux. Malheureusement, il bavait un peu. Elle lui ouvrit et, par la fenêtre du corridor, aperçut le facteur. C’était la première fois qu’il venait.
Le télégramme disait : « T’attends d’urgence Paris. Tendresses. Bernard. » Elle s’assit sur son lit, caressa la branche morte, distraitement, pensa une seconde qu’elle se ferait faire un manteau de la même couleur. Le chien la regardait."

François Sagan, in Les merveilleux nuages, éditions Julliard, 1961.

Après avoir lu ce texte, je cherchais une vidéo qui pourrait refléter l'ambiance, l'état d'âme de la narratrice et je trouvais que celle-ci s'en approchait.
Elle y parle aussi des Merveilleux nuages... presque vingt ans plus tard mais surtout de son amour pour les animaux.


Françoise Sagan : bonjour tendresse
30 millions d'amis - 06/01/1979 - 07min05s