mercredi 28 janvier 2015

Une rencontre foudroyante


 " En 1960, la journaliste perd en même temps l'homme qu'elle aime et le journal qu'elle avait créé avec lui. Dans Histoire d'une femme libre, un livre qui vient d'être retrouvé, elle parle de cette double blessure."


«Été 1960. Françoise Giroud vient de subir le plus grand échec de son existence : sa mort. De nombreux verrous bloquant la porte de sa chambre, une dose plus que létale de poison avalée, le téléphone débranché, elle avait tout prévu... sauf que deux solides gaillards iraient jusqu'à défoncer une cloison pour l'arracher à un coma déjà profond. Il lui faudra vivre.
Plaquée par Jean-Jacques Servan-Schreiber, sa passion, et virée de L'Express, ce journal de combat qu'ils avaient fondé ensemble, en brave petit soldat, elle repart pour la guerre avec la seule arme dont elle dispose : sa machine à écrire.»
Alix de Saint-André.

Après sa tentative de suicide, Françoise Giroud écrivit Histoire d'une femme libre, récit autobiographique, dont Alix de Saint-André a retrouvé le manuscrit qu'on croyait détruit. On y retrouve la voix d'une femme d'exception, complexe, lucide, et formidablement courageuse. Au milieu d'une vie tourmentée, elle dresse à la pointe sèche le portrait des mondes et des hommes qu'elle a croisés.

4e de couverture.



Françoise Giroud 1916-2003
 Crédit photo : Rue des Archives/Crédit/Rue des Archives/AGIP


"Quand on prétend vouloir naviguer sans jamais porter le poids d'un parachute, il faut accepter le risque et ne pas se plaindre lorsqu'on se trouve éjectée, les reins cassés. je ne me plains pas. J'ai toujours accepté de payer le prix de ma liberté. Et je n'avais jamais pris Jean-Jacques Servan-Schreiber pour un sentimental. Sinon, je n'aurais pas fait confiance à son génie politique.
En le regardant partir, je me dis que je l'avais toujours bien jugé : loyal, généreux, constant dans ses objectifs, mais implacable pour qui risquait de le déranger. [...] Il avait aussi, à un rare degré, l'intelligence et la délicatesse du coeur à l'égard de ceux qu'il aimait. Mais il aimait peu, très peu. En tout cas, ce matin-là, il ne m'aimait pas."

(Page 220)

 


Françoise Giroud et Jean-Jacques Servan-Schreiber 
(Photo : DR)


 Entourant François Mauriac à « L’Express »,
Madeleine Chapsal, (à g.), épouse de JJSS, 
et Françoise Giroud, sa maîtresse.
(Photo DR)



"Pourquoi suis-je passée un soir de 1951, chez l’éditeur René Julliard alors que, attendue ailleurs, j’avais décliné son invitation ? La vérité m’oblige à répondre : parce que ma voiture était rangée dans une rue à sens unique. Engagée dans cette rue, je m’éloignais de mon domicile mais je passais tout près de la maison des Julliard.
Ils m’avaient avertie qu’un visiteur intéressant serait chez eux. Je m’arrêtai. Celui que j’espérais voir  était déjà parti. Mais il y avait encore trois personnes, Maurice Schumann, Jean-Jacques Servan-Schreiber et sa jeune femme.
Provocants l’un et l’autre, ils ne formaient pas un couple indifférent.
Madeleine Servan-Schreiber*, tout en angles aigus, élégance naturelle, ennui distingué, avait ce qu’il y a de plus rare chez les jeunes femmes : du style.
Jean-Jacques Servan-Schreiber, s’il avait été plus grand de dix centimètres, aurait eu alors le physique d’un play-boy américain. Sourire charmant, désinvolture alliée à la bonne façon de regarder et d’écouter les femmes comme s’il leur attachait de l’importance. […]
Je le connais trop pour savoir l’impression qu’il produit aujourd’hui. Il a beaucoup changé. En bien, en mal ? Le temps n’est plus où il faisait gravement des grimaces et où il triomphait chaque fois qu’un fil d’argent apparaissait dans le tapis-brosse de ses tempes, parce qu’il craignait que sa jeunesse apparente interdise de le prendre au sérieux. Maintenant, c’est le contraire. Les jeunes, il a peur de ne plus en être. Il est à l’âge où l’on commence à s’énerver de trouver toujours plus jeune que soi. Et puis, un directeur de journal armé de secrétaires qui se chargent d’envoyer les roses rouges sans lésiner sur le nombre, d’un ou deux chauffeurs qui vont chercher Madame, qui raccompagnent Mademoiselle, et de célébrités en tout genre dans chaque poche, ce n’est plus un homme, c’est un mythe.
[…] Mais il était mieux que l’écorce plaisante d’un mythe : un homme de lumière, lui aussi**.
Curieusement, nous ne nous étions jamais vus alors que nous passions depuis deux ans la journée dans le même immeuble. […]
L’heure avançait. Nous prîmes, ensemble, congé de nos hôtes.
Devant la porte, Jean-Jacques et Madeleine Servan-Schreiber me proposèrent de me raccompagner. Ma voiture était garée devant la leur, de même marque, mais moins puissante. Je partis seule en avant.
A la hauteur du boulevard Saint-Germain, où la circulation était encore assez forte, une traction me doubla à folle allure, escaladant un refuge pour se faufiler, circulant en slalom et brûlant le feu rouge de la Concorde. Je n’eus que le temps de reconnaître le conducteur. Le diagnostic fut immédiat : pas encore adulte, prenant des risques inutiles, et au mépris des autres, supportant mal que l’on se montre plus puissant que lui. J’étais plus adulte, mais pas encore tout à fait sans doute, puisque ce comportement m’irrita. Je devais, ce soir-là, ma puissance supérieure aux chevaux-moteur de M. Citroën. Je l’employais, lorsque le chemin fut dégagé, à rejoindre la voiture des Servan-Schreiber qui filait sur les quais et à la doubler de telle sorte que l’envie passe à ce monsieur de rejouer à ce jeu-là avec moi.
Le lendemain, il me faisait prier, par René Julliard, d’assister le soir même au dîner qu’il donnait chez lui.
Smokings et grandes robes, ambassadeurs et généraux, colonels et prix Goncourt, hauts fonctionnaires et ministres… Exerçant un autre métier, cette assemblée réunie par un jeune homme sans lustre et sans fonction m’eût sans doute impressionnée, bien ou mal. Plutôt mal que bien, comme une dame qui porte ensemble tous ses brillants, y glissant de surcroît quelques strass.  Mais, outre que les journalistes cessent très tôt d’être impressionnables, les relations, les « contacts » font partie de la profession. Ils faisaient partie de la sienne.
Je me dis seulement en arrivant que, comme dans tout grand dîner, ma soirée serait perdue ou gagnée selon les voisins de table que l’on m’attribuerait.
Elle fut gagnée : j’étais assise à côté d’un homme dont le nom ne provoquait alors aucune secousse dans la colonne vertébrale de ceux qui l’entendaient. Il était d’ailleurs inconnu hors des milieux politiques. Il s’appelait Pierre Mendès France.
J’avais eu l’occasion de voir de près nombre de ses collègues. Il était d’un tout autre format.
Déconcertant, comme le sont tous les gens naturels, c’est-à-dire presque personne, sans comédie, ni dans la voix, très belle, ni dans les gestes, rares, ni dans le silence, toujours ouvert. Je crus voir à ses mains qu’il était musicien, à son regard qu’il était bon.
[…]
[…]
Ce soir-là, une phrase de Stendhal – toujours le stock de M. Lacroix – me trottait dans la tête, que je n’arrivais pas à reconstituer. Je l’ai retrouvée par hasard en relisant Lamiel : « La moindre différence sociale engendre une masse d’affectation considérable. » Pierre Mendès France était hors différence, hors classe, hors classement.
A la fin de la soirée, Servan-Schreiber s’enquit :
- Comment le trouvez-vous ?
Je ne sus que dire. L’intelligence et l’humanité réunies à ce degré en un seul homme, cela ne se définissait pas d’un mot. Et je n’ai jamais disposé d’une bonne faculté d’expression par la parole.
Aux commentaires de Servan-Schreiber, je compris qu’il était amoureux. Amoureux de Mendès France."


Pages 149 à 154.

* Madeleine Chapsal, de son nom de jeune fille qui restera son nom de plume, fut la première épouse de J.J. Servan-Schreiber.

** Françoise qualifiera ensuite cette rencontre de coup de foudre : « Par là, j’entends ce choc immédiat d’où jaillit une lumière intense, un éclair, sous laquelle vous voyez l’autre tout entier d’un seul coup d’œil ; vous voyez tout ce que les autres ne voient pas, car l’amour, loin d’être aveugle, comme on le dit bêtement, l’amour est extralucide. »

Françoise Giroud, in Histoired’une femme libre, Gallimard, 2013. Edition établie par Alix de Saint-André.

Lire ici cette rencontre, ce soir de 1951, relatée par Madeleine Chapsal :

"J’ai 26 ans et je suis folle de mon mari, Jean-Jacques Servan-Schreiber. Folle mais pas aveugle. Ce soir de novembre 1951, à un dîner chez l’éditeur René Julliard, se noue sous mes yeux une passion adultère qui va durer neuf ans. [...]"

Histoire d'une femme libre est un livre émouvant voire bouleversant. Françoise Giroud nous livre ses sentiments intimes, sans concession, avec rigueur, avec passion. Passion du journalisme. Elle ne prétend pas faire "de la littérature" (dit-elle) et pourtant, c'est de la littérature. Une autobiographie plus vraie que nature. Je l'ai dévoré, on découvre une femme drôle, grave, rebelle, entière qui garde la tête haute même dans le drame. Journaliste et femme, exceptionnelles; admiration.