jeudi 15 janvier 2015

Des "trous du cul". Appelons un chat un chat



 

Le prix d’État autrichien de littérature 

[…] c’est complètement à mon insu que mon frère, comme il me l’a avoué plus tard, était allé déposer le jour de la date de clôture des dossiers mon Gel à l’accueil du ministère des Arts et de la Culture sur le Minoritenplatz. J’étais tout sauf enthousiaste à la nouvelle d’avoir ce prix, car il avait été attribué avant moi à toute une série de jeunes gens qui l’avaient grandement dévalorisé à mes yeux.
[…]
Plusieurs journaux avaient présenté la nouvelle que je recevais le prix d’État comme s’il s’agissait du Grand Prix d’État, alors que ce n’était que le petit, qui m’humiliait. Cette pilule avait beaucoup de mal à passer, et pendant des semaines j’en restai la gorge serrée. […]
[…]  je me sentais sauvé par le fait que le petit prix d’État était aussi doté d’une somme d’argent, d’un montant de vingt-cinq mille schillings à l’époque, dont j’avais, moi qui étais alors endetté jusqu’au cou et même au-delà, un besoin urgent. […
[…] Et de fait, je l’avoue, à chaque fois que je pensais à la dotation de vingt-cinq mille schillings j’étais d’accord pour recevoir le prix, malgré tout ce qu’il impliquait d’abject et de répugnant […].
[…]
Les gens qui abordaient le sujet avec moi pensaient tous que j’avais naturellement obtenu le Grand Prix d’Etat, à chaque fois je devais affronter l’embarras de leur dire qu’il s’agissait du petit prix, celui que n’importe quel trou du cul ayant publié quelque chose avait déjà reçu. Et à chaque fois j’étais obligé d’expliciter aux gens la différence entre le petit et le Grand Prix d’État, et une fois mes explications terminées, j’avais l’impression qu’il ne comprenaient plus du tout. […] Quand les gens me demandaient qui avait déjà reçu le Grand Prix d’État, je disais à chaque fois : que des trous du cul, et quand ils me demandaient de citer ces trous du cul, je leur citais toute une série de trous du cul, qui leur étaient tous inconnus, ces trous du cul n’étaient connus que de moi. Et ce Sénat des Arts est donc exclusivement composé de trous du cul, s’enquéraient-ils, puisque tu qualifies de trous du cul tous ceux qui y siègent. Oui, répondais-je, au Sénat des arts ne siègent que des trous du cul, à savoir des trous du cul catholiques et nationaux-socialistes, flanqués de quelques Juifs-alibis. Ces séances de questions-réponses m’écœuraient. Et ces trous du cul, continuaient les gens, font tous les ans élire de nouveaux trous du cul au sein de leur assemblée en leur conférant le Grand Prix d’État. Tout à fait, répondais-je, chaque année de nouveaux trous du cul sont élus à cette assemblée, qui se nomme Sénat des Arts et qui représente un mal inexpugnable et une absurdité perverse au sein de notre État. »

Thomas Bernhard, in Mes prix littéraires, éditions Gallimard, 2010.

"Sous prétexte de parler de tous les prix littéraires qu’il a reçus, Thomas Bernhard se livre, dans ces textes inédits, à ce qu’il fait le mieux : exercer sa détestation. Jurés, organisateurs, notables allemands ou autrichiens, personne n’est épargné par l’humour vengeur d’un auteur hypersensible à la médiocrité. Irrésistiblement méchant et drôle, il excelle aussi dans l’art de la miniature. Chaque récit est un joyau, et se lit comme une courte nouvelle. Derrière une apparente désinvolture, Bernhard interroge la nature de l’industrie littéraire et la vanité des distinctions honorifiques. Tout cela dans un style acéré et ironique à la fois – du grand art. Terminé en 1980, ce petit volume, resté pour des raisons obscures inédit du vivant de l’auteur, associe neuf récits de remises de prix et les discours de réception correspondants, poétiques et violents. On comprendrait presque pourquoi un certain ministre autrichien, à l’audition d’un de ces discours assassins, s’est retenu de justesse de frapper Bernhard..."

(4e de couverture)

Thomas Bernhard n'y va pas de main morte pour exprimer son mépris et l'hypocrisie des organisateurs de prix littéraires. Un petit livre jouissif, drôle, insolent, qui n'a pas de prix.

(A suivre... son Discours...)