vendredi 9 janvier 2015

Emotion, Compassion

" [...] C’est bien joli de dire qu’on est Charlie, mais cela doit faire sourire Cabu et Wolinski, parce que si tous ces gens avaient acheté Charlie Hebdo auparavant, le journal aurait été davantage soutenu. Pour défendre la liberté, il faut le courage de tous : dessinateurs, rédacteurs en chef, lecteurs."
Chappatte, Le Temps.ch

Mercredi prochain, le million d'exemplaire de Charlie Hebdo va partir comme des petits pains. Mais après, combien de "Je suis CHARLIE" présents dans les rassemblements vont continuer de l'acheter ou de s'abonner?

" La philosophe J. Butler s’est intéressée aux réactions émotionnelles aux attentats du 11 septembre aux Etats-Unis.[...] Ses conclusions intéresseront peut-être celles et ceux qui s’inscrivent dans le cadre humaniste, affirment « être Charlie » et veulent réfléchir au sens de leurs gestes politiques.
[...]
Le caractère public et collectif de ces réactions émotionnelles nous rappelle que les émotions sont tout sauf des réactions spontanées. En effet, ces sentiments qui nous semblent si personnels, si intimes, si « psychologiques » sont en réalité médiatisés par des cadres interprétatifs qui les génèrent, les régulent et leur donnent un sens. Derrière les émotions se cachent des discours, des perspectives et des partis pris moraux et politique dont il importe de comprendre la nature pour bien mesurer leurs effets.
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Appliquée à l’actualité française, l’étude de J. Butler apporte un éclairage  sur la réaction officielle et dominante - c’est-à-dire « humaniste » et « compatissante » - au drame de la rédaction de Charlie Hebdo. Cette analyse invite à se décentrer et à s’interroger sur les effets de ces discours et gestes de compassion. Or il n’est pas certain que les effets mis en avant par les partisans de ce discours soient les plus importants. On nous explique que ces discours de sympathie et ces gestes de compassion peuvent aider les familles de ce drame à accomplir leur deuil. Mais ces familles (et les lecteurs de Charlie Hebdo qui ont noué des liens d’attachement à ces victimes) ne préféreront ils pas faire ce travail dans l’intimité ?
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Dans ces moments où nous sommes submergés par les émotions, il peut être intéressant de penser à tous ces précédents et à ces morts, à venir, que nous n’allons pas pleurer."

Par Mathias Delori, Chercheur CNRS au Centre Emile Durkheim de Sciences Po Bordeaux