jeudi 29 janvier 2015

Une idée géniale

"Trois de mes visiteurs, hommes de caractère et d'action, connus pour tels, me confièrent successivement qu'eux aussi, un jour, avaient voulu reprendre leur liberté pour des motifs analogues : effondrement existentiel, longue coïncidence entre un deuil, un désamour et la désagrégation de leur vie professionnelle. Contraints de survivre, ils avaient reconstruit. Et ils savaient, eux, de quoi ils parlaient quand ils disaient : "Ce sera long, très long. Soyez patiente. Vous reconstruirez aussi." Ils avaient, en toute lucidité, franchi la même frontière que moi et ils savaient que du pays du non-espoir on revient toujours les mains vides. [...]
Parce que ces hommes étaient entre tous estimables, il me permirent, en assimilant mon geste au leur, de me déculpabiliser.
Une nuit, je parvins même à réveiller ma garde pour lui demander un peu d'eau. Depuis ma plus petite enfance, je n'avais jamais été capable d'accomplir un geste similaire.
Quand je le racontai au médecin qui me soignait, il me dit : "Vous avez eu, madame, une idée géniale de vous suicider. Je serais encore plus content si vous m'annonciez que vous songez à vous faire entretenir.
[...]
Je lui ai répondu que je préférais devenir rapidement une femme hors d'âge, ne portant sur son visage que la lumière de la paix."

Françoise Giroud, Histoire d'une femme libre.