dimanche 30 novembre 2014

Le "je" de celui qui écrit je n'est pas le même que le "je" qui est lu par "tu". (Roland Barthes).

Je reviens sur le genre en littérature, sujet de l'émission des NCC et plus particulièrement sur le Journal intime avec ce texte - lu dans l'émission - de Roland Barthes :

Je n'ai jamais tenu de journal - ou plutôt je n'ai jamais su si je devais en tenir un. Parfois, je commence, et puis, très vite, je lâche - et cependant, plus tard, je recommence. C'est une envie légère, intermittente, sans gravité et sans consistance doctrinale. Je crois pouvoir diagnostiquer cette « maladie » du journal : un doute insoluble sur la valeur de ce qu'on y écrit. Je n’esquisse pas ici une analyse du genre Journal, il y a des livres là-dessus, mais seulement une délibération personnelle destinée à permettre une décision pratique : dois-je tenir un Journal en vue de le publier  ? Puis-je faire du Journal une œuvre ? Je ne retiens donc que les fonctions qui peuvent m’effleurer l’esprit ; par exemple, Kafka a tenu un journal pour extirper son anxiété ou si on préfère, trouver son salut. Ce motif ne me serait pas naturel ou du moins, constant. De même pour les fins qu’on attribue traditionnellement au Journal intime, elles ne me paraissent plus pertinentes. On les rattachait toutes au bienfait et au prestige de la sincérité ; se dire, s’éclairer, se juger. Mais la psychanalyse, la critique sartrienne de la mauvaise foi, celle marxiste des idéologies ont rendu vaine la confession. La sincérité n’est qu’un imaginaire au second degré.

Non, la justification d’un Journal intime, comme œuvre, ne pourrait être que littéraire, au sens absolu, même si nostalgique. 

Roland Barthes, Délibération, article paru en 1979, numéro 82 de la revue Tel Quel, paru aujourd’hui dans Le bruissement de la langue, éditions Seuil.

Le journal intime

Dominique Kunz Westerhoff, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève

II.3. L'anti-journal de Roland Barthes

Roland Barthes est sans doute l'adversaire le plus virulent de la forme diariste, et plus généralement de l'écriture de l'intimité au quotidien:

Le journal (autobiographique) est cependant aujourd'hui discrédité. Chassé-croisé: au XVIème s., où l'on commençait à en écrire, sans répugnance, on appelait ça un diaire: diarrhée et glaire.
Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p.91
Pourtant, Roland Barthes se livre lui-même à une forme d'écriture de soi, notamment dans l'essai autographique d'où est tirée cette citation (Roland Barthes par Roland Barthes). Il s'essaie même au genre du journal intime, dans un article qu'il intitule Délibération et qu'il fait paraître dans la revue d'avant-garde Tel Quel en 1979. Gérard Genette [1981] parlera à ce propos d'un anti-journal. En effet, cette délibération met en œuvre un chassé-croisé de notations personnelles, relevant de la confidence diariste, et de réflexions critiques sur cette pratique littéraire même. En réalité, il s'agit d'un phénomène constitutif et récurrent de l'écriture intime, comme si le fait de s'adonner à l'instrospection impliquait un mouvement réflexif du journal sur lui-même, un mouvement réflexif et souvent négatif. Il n'y a pas de journal intime sans anti-journal, sans examen de ses visées et de ses défaillances: Le journal ne peut atteindre au Livre (à l'œuvre), dit Barthes, reprenant la critique de Maurice Blanchot sur l'impuissance du journal à se constituer en une œuvre littéraire.
Barthes renvoie lui-même cette écriture intimiste à un principe de plaisir, à une séduction de l'immédiateté qui serait aux antipodes des exigences de l'œuvre:

Lorsque j'écris la note (quotidienne), j'éprouve un certain plaisir: c'est simple, facile. Pas la peine de souffrir pour trouver quoi dire.
Roland Barthes, Délibération (1979), Le bruissement de la langue, 1984
Il faut donc relever ce double mouvement de l'écriture diariste: d'une part, une facilité de l'épanchement, un plaisir de l'effusion, que Barthes n'est pas sans comparer à une forme d'excrétion du sujet (diarrhée et glaire); d'autre part, une délibération critique du sujet sur lui-même, et du journal sur son propre statut littéraire.

Catherine Pozzi a 18 ans quand elle écrit ceci dans son Journal :

Orgeval, mercredi 11 juillet 1900.
Je viens de relire une partie de ce livre charmant*. Je suis très agacée, car je l'ai trouvé ridicule, et bien poseuse la petite fille qui l'avait écrit en pensant trop à la Postérité! J'ai l'air franc, et mon grand défaut est le manque de sincérité aussi bien dans mes actions que dans mes paroles; bien plus même.
Mes plus simples mouvements sont étudiés, comme mes états d'âme; un masque de pose, de comédie, de "tout-pour-l'effet", est collé à mon être, et m'horripile, sans que je puisse le jeter loin de moi. Je me joue des personnages divers qui ne sont jamais moi-même; un jour je suis la "jeune femme", ça dépend du chapeau que j'ai alors; un autre, la grue; un autre, le gamin de Paris; un autre, la jeune désabusée; un autre "les aspirations d'une âme vers l'idéal"; où est Catherine Pozzi dans tout ça?

* son journal.

Il m'arrive de relire mon Journal intime, celui de mes cahiers manuscrits. Parfois je trouve puéril ce que j'écrivais, parfois je trouve que ce n'est pas mal. C'est ma mémoire. La vérité est dans ces cahiers, pas ici. 
En décembre 2011, je relisais mon journal de 1995 et j'écrivais ceci :
" En relisant ces morceaux de vie je me demande si c’est de moi qu’il s’agit. Mais oui, j’ai bien vécu comme cela. [...]
Si j'ai ouvert ce cahier ce soir c'est bien pour... Je n'en sais rien. J'en ai profité pour déchirer deux cahiers de l'année 2000, sans intérêt à la relecture. Je vais peut-être le regretter. J'en ai déjà brûlés avant de déménager. Un jour, en quelques clics, ce blog disparaîtra aussi. On dit que les paroles s'envolent et que les écrits restent. Non, tout est mortel! Je pense soudain à cette expression : rendre l'âme. "Il a rendu l'âme".  Aujourd'hui j'ai seulement rendu les armes."