mercredi 19 novembre 2014

"Cher petit carnet!... Cher miroir de mon coeur d'enfant!"

Dimanche des Rameaux [1896]
J'ai acheté, ou plutôt Mame m'a donné, un autre cahier où j'écris jour par jour ce qui me passe par la tête. Celui-là ne me servira donc qu'à copier ou écrire ce que je trouve bien dans ce que je lis, les vers, les mots drôles. Voilà. Si vous voulez de plus amples informations, passez au premier tiroir de mon petit meuble empire. Vous y trouverez mon cahier noir où j'écris tout.
Voilà!
Catha.

Mardi 31 mars [1896]
Hier, je suis montée à cheval avec Valérie. M. Pellier a dit que nous serions bientôt assez fortes pour aller au cours de jeunes filles. Je me suis beaucoup amusée. J'ai un cheval très gentil, tout nouveau, on vient de l'acheter.
Je continue à avoir des ennuis avec cette buse de Fidelia. Un jour, elle m'a abîmé un joli vase, l'autre jour, elle me casse un broc elle renverse l'encre bleue et fait des taches sur mon joli tapis. C'est la seconde fois qu'elle renverse cette encre. Et encore, si elle le disait! Mais il faut que je m'en aperçoive, et alors, elle dit comme excuse : "Ah! mais il y a si longtemps que je l'ai fait!" Oh! quelle vie!!
  

Mercredi 1er avril [1896]
Je m'aperçois que j'ai été fort peu charitable dans ce que j'ai écrit hier à propos de Fidelia. Ah! quand me corrigerais-je de cette mauvaise habitude de toujours m'impatienter après elle, de l'appeler : "idiote", "imbécile", "oie", "buse"! Hélas! hélas! C'est aujourd'hui que je me confesse, et je n'ai fait que bien peu de progrès dans la vertu de patience. Mais aussi je veux faire bien pénitence, et être tout aujourd'hui d'une douceur exemplaire. Ah, mon Dieu, mon Dieu, aidez-moi à être bonne, au moins aujourd'hui. Que je me prépare à vous recevoir dignement. Donnez-moi le repentir de mes fautes, ô Saint-Esprit, faites-les-moi bien connaître toutes!
  

Lundi de Pâques [1896]
J'ai reçu ce matin une très gentille lettre de Jeannot*. Il commence vraiment à me manquer, ce vieux type. C'est tout autre chose d'être avec lui à se disputer, qu'avec Magali à faire de l'esprit.
Je jubile. Mes idées en politique sont très arrêtées, vous savez, et je déteste, j'exècre la république. Pourquoi?? Mais parce qu'elle tue la France!! Ce cabinet Bourgeois! Ah, l'horreur! Il commence à nous brouiller avec la Russie, il se moque pas mal de nos intérêts. Pourvu qu'il reste, lui, et qu'il vole l'argent du pays! Qu'il gruge le peuple, qu'il mette impôt sur impôt! Au fait, je ne sais pas ce qui n'a pas d'impôt! J'ai mon Tod... impôt sur les chiens! Jean a sa bicyclette, impôt sur les bicyclettes! Nous avons un appartement, impôt! Enfin, impôt sur les allumettes, sur les cigares, sur les boissons. Bref, nous sommes le pays le plus imposé de tous. Voilà pour soulager ma bile. Mais il fallait un dernier coup. Et Bourgeois l'a porté. Voilà pourquoi je jubile. Impôt sur le revenu!! Il va falloir dorénavant, dire, chaque année, ce qu'on a comme fortune. Ce que cela rapporte. Combien on a gagné l'année d'avant. Et, là-dessus, on imposera. Or, c'est très bien. Jusqu'ici, on avait bafoué ce qu'il y a de plus saint. On s'était moqué de la France. On s'était moqué du "droit des gens", et de la justice. La petite-bourgeoisie, elle qui avait fondé la république, avait regardé tout cela sans broncher. Maintenant, Bourgeois crie : "Sus au magot! Allons, mes fidèles compères, prenons-leur leur argent! Sus au revenu!!" Voilà pour te récompenser, chère petite-bourgeoisie! Chers marchands de drap, chers coiffeurs, chers tailleurs, chers épiciers! Qu'on lui ôte sa religion, bast! Ça lui est bien égal. Qu'on tue les pauvres. Ça ne lui fait pas de mal. Mais maintenant! C'est à son argent, c'est à son or, c'est à son dieu qu'on va s'en prendre!! "Ah, mais non!" dit-elle. Et elle se révolte. Vous avez entendu parler du conflit entre le Sénat et la Chambre. Eh bien, le Sénat a perdu, Bourgeois a gagné. Car, vraiment, on ne peut pas dire que Félix Faure soit le président de la république. Le véritable président, c'est Bourgeois. Mais partout où Faure se promène, maintenant on [n'] entend que : "Vive le Sénat, vive le Sénat!!" Et le cabinet Bourgeois fait un nez! Voilà pourquoi je jubile. Et je dis en finissant : "A bas Bourgeois! A bas la république!! Vive le roi!!!!!!"

* Cette lettre signée de son "vieux type de frère" accompagnait une aquarelle représentant un steamer, dédié à sa "chère sœur".


Vendredi 1er mai [1896]
Ce soir. Eh bien? Et la Révolution????? Comment, me direz-vous, mais elle doit "battre son plein"!
Ah, ouiche! De Révolution, pas plus que sur ma main! Tant mieux ou tant pis?? Le nouveau ministère est définitivement organisé. Est-ce que ce cher M. Méline* tiendra longtemps? Eh, eh, je crains bien que non. Mais ça ne fait pas l'affaire des radicaux et des socialistes. "Qui vivra verra"! Sur cette judicieuse remarque, je pose ma plume. Bonsoir!!!

*C'est Félix-Jules Méline qui prononça le discours contre le projet d'impôt sur le revenu qui entraîna la chute du cabinet Bourgeois.

Catherine Pozzi, in Journal de jeunesse, 1893-1906, édition établie et notifiée par Claire Paulhan, 1995.

Ce "Journal de jeunesse constitue son premier journal intime, tenu de dix à vingt-quatre ans... Les manuscrits de ce Journal se trouvent encore chez les descendants de Catherine Pozzi, mais il existe un fonds d'archives qui porte son nom au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale : y ont été déposés, selon la volonté de Catherine Pozzi, tout ce qui concerne (et en particulier son Journal d'adulte) la période de sa liaison avec Paul Valéry (de 1920 à 1928) et certaines pièces complémentaires ou annexes)."

Catherine Pozzi avait treize ans!!! lorsqu'elle écrivit les extraits ci-dessus. La lecture de ce Journal me procure une exquise jubilation : Ah, ouiche! J'attends de voir si le style est resté aussi spontané les années suivantes. J'y reviendrai donc. J'en avais déjà parlé ici. Je ne regrette pas de m'être plongée dans la lecture de cet ouvrage.
Elle signe parfois ce qu'elle écrit dans son Journal de son prénom ou de petits noms correspondant à son humeur : Catherine ou Catha, ou Catharinette. Et quand elle termine par...  : 
"Aïe, aïe, aïe! Il est déjà 10 heures du matin et je n'ai pas encore commencé à me laver!! Bonjour!"
... je l'imagine faisant une pirouette ou un roulé-boulé en allant faire sa toilette [Rires].