lundi 3 novembre 2014

"Vivre, c'est vieillir, rien de plus" (Simone de Beauvoir)




"Que nous ayons retrouvé une image plus ou moins convaincante, plus ou moins satisfaisante de nous-même, cette vieillesse que nous sommes incapable de réaliser, nous avons à la vivre. Et d'abord nous la vivons dans notre corps. Ce n'est pas lui qui nous la révèle; mais une fois que nous savons qu'elle l'habite, il nous inquiète. L'indifférence des gens âgés à l'égard de leur santé est plus apparente que réelle; si on y regarde de plus près, c'est de l'anxiété qu'on découvre en eux. [...]
On trouve chez quelques écrivains âgés des aveux de cette anxiété. Dans son Journal, le 10 juin 1892, Edmond de Goncourt évoque : "Des années épeurées, des journées anxieuses où un petit bobo ou un malaise nous font tout de suite penser à la mort." On sait qu'on résiste moins bien aux agressions extérieures, on se sent vulnérable : "Le désagrément d'être à un certain âge, c'est qu'au moindre malaise on se demande ce qui va vous tomber dessus", écrit Léautaud dans son Journal. Les altérations qu'on constate sont par elles-mêmes attristantes; et elles en présagent de plus définitives. "C'est l'usure, la ruine, la descente qui ne peut que s'accentuer", écrit encore Léautaud. [...]
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Bien souvent le poids du corps compte moins que l'attitude adoptée à son égard. Voué à l'optimisme, Claudel écrit dans son Journal : "Quatre-vingts ans! Plus d'yeux, plus d'oreilles, plus de dents, plus de jambes, plus de souffle! Et c'est étonnant, somme toute, comme on arrive à s'en passer!" Accablé de maux, un homme comme Voltaire, à qui toute sa vie son corps a pesé, qui s'est déclaré moribond dès sa jeunesse, s'en arrange mieux qu'un autre. Il parle de lui à 70 ans et au-delà en s'appelant "le vieux malade", puis "l'octogénaire malade". C'est alors le point de vue de l'autre qu'il adopte sur soi, non sans se complaire dans son rôle; quand c'est chez lui le je qui parle, il se dit habitué à son état : "Il y a  quatre-vingt-un ans que je souffre, et que je vois tant souffrir et mourir autour de moi." Il écrit : "Le cœur ne vieillit pas, mais il est triste de le loger dans des ruines." Il constate : "J'éprouve toutes les calamités attachées à la décrépitude." Mais riche, glorieux, vénéré, plus actif que jamais, et passionné par ce qu'il écrit, il accepte sa condition avec sérénité : "Il est vrai que je suis un peu sourd, un peu aveugle, un peu impotent; le tout est surmonté de trois ou quatre infirmités abominables : mais rien ne m'ôte l'espérance."
D'autres au contraire aggravent leurs infirmités par ressentiment : "C'est un supplice de conserver intact son être intellectuel emprisonné dans une enveloppe matérielle usée", écrit Chateaubriand. Cette plainte fait écho à celle de Voltaire. Seulement celui-ci avait la chance de vivre en plein accord avec son époque et même de l'incarner, ce qui l'inclinait à un optimisme vital. [...]
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Pour les gens qui ne veulent pas sombrer, être vieux c'est lutter contre la vieillesse. C'est là la dure nouveauté de leur condition : vivre ne va plus de soi. [...] Souvent l'homme âgé souffre de douleurs précises ou diffuses qui ôtent tout agrément à son existence. Colette était torturée par des rhumatismes. A une admiratrice qui la félicitait de sa célébrité, de son apparent bonheur, elle répondit : "Oui, mon enfant, mais il y a l'âge. - Mais à part l'âge? - Il y a l'âge." Ma mère a cruellement souffert d'une arthrite, dans les dernières années de sa vie, en dépit des dix cachets d'aspirine qu'elle avalait chaque jour. Celle de Sartre avait presque perdu le goût de vivre tant ses rhumatismes la tourmentaient. Même si l'individu âgé supporte ses maux avec résignation, ils s'interposent entre le monde et lui; ils sont le prix dont il paye la plupart de ses activités. Il ne peut donc plus céder à des caprices, suivre ses impulsions : il s'interroge sur les conséquences et il se trouve acculé à des choix. [...]
Pour le vieillard à qui sa situation économique laisse ouvertes diverses possibilités, la manière dont il réagit aux inconvénients de l'âge dépend de ses options antérieures; ceux qui ont de tout temps choisi la médiocrité n'auront pas beaucoup de mal à se ménager, à se réduire. J'ai connu un vieillard tout à fait adapté à son âge : mon grand-père paternel. Égoïste, superficiel, entre les activités creuses de sa maturité et l'inactivité de ses dernières années, il n'y avait pas beaucoup de distance. Il ne se surmenait pas, il n'avait pas de souci parce qu'il ne prenait pas grand chose à cœur : sa santé demeurait excellente. Peu à peu, ses promenades devinrent moins longues, il s'endormait plus souvent sur le Courrier du Centre. Il eut jusqu'à sa mort ce qu'on appelle "une belle vieillesse".
Seule une certaine pauvreté affective et intellectuelle, rend acceptable ce morne équilibre.* Il y a des individus qui ont passé toute leur existence à s'y préparer et qui y voient leur apogée."

Simone de Beauvoir, in La vieillesse, éditions Gallimard 1970

* Ce qui est en gras est de mon fait.