samedi 6 décembre 2014

Je n’ai plus pleuré de ne pas croire, car j’ai ri en voyant ceux qui croyaient





Catherine Pozzi, photographiée par Nadar en 1882
(Photo extraite de l'ouvrage Journal de jeunesse 1893-1906,
éditions Claire Paulhan 1995)



En 1898, Catherine Pozzi, adolescente, découvre Nietzsche. Exaltation. 

Mardi 3 mai [1898] 

Nietzsche, Nietzsche, Nietzsche !
Quelle  révélation ! Un livre sur lui (1), que j’ai dévoré, a fait tout à coup un grand jour dans mon âme. Un grand jour !
Regardez, regardez ! Je ne suis plus la même… il fait clair dans mon esprit, clair, doux, pur.
Je suis forte. Enfin, enfin, voici la paix !! Ah, Nietzsche ! Il m’a fait voyager à travers le monde, il m’a fait toucher du doigt toutes les misères et toutes les hypocrisies ; il m’a tendu la coupe empoisonnée, j’y ai bu à pleines lèvres… et je suis guérie. Y a-t-il encore de ces miracles ? Trouver la paix là où tant d’autres trouvent la folie et la mort ?
Mais cela est. Maintenant, je suis forte. J’ai d’abord vu la bêtise de toute religion (2). J’ai vu et compris ces faiblesses. J’ai connu l’absurdité et l’hypothèse d’un Dieu, d’une immortalité de l’âme, d’une âme. Et cette absurdité même m’a guérie. Je n’ai plus pleuré de ne pas croire, car j’ai ri en voyant ceux qui croyaient.
J’ai compris que l’homme n’était rien encore, que sa douleur sera éternelle. J’ai même accepté la souffrance, car elle est nécessaire à ce perpétuel enfantement de la nature qui se détruit elle-même. Je n’ai plus voulu la mort – car j’ai vu enfin ce qu’il y a de beau et de grand dans la vie : c’est l’avenir ! L’avenir, qui apportera, par la merveille de transformisme qui a fait du ver le singe, du singe l’homme, le surhomme c’est-à-dire l’homme, perfectionné à ce point que la différence entre lui et nous sera égale à celle qui nous sépare du singe ; le surhomme, cette intelligence à qui la nature sacrifie tout, pour arriver à produire mieux, toujours mieux. Nous sommes un pont entre le singe et le surhomme, nous souffrirons, nous serons sacrifiés, nous saignerons sous cette pression toujours plus forte que la nature, et nous crierons grâce…
Eh bien, souffrons ! Souffrir pour un tel but est grand, noble beau, heureux. En voyant cette merveille dont nous ne sommes que l’ébauche briller en nos songes, nous aurons le courage de dire « oui » à la vie. Puisque cette vie est utile, nous sommes destinés à souffrir encore et toujours avant d’arriver à satisfaire l’aspiration éternelle, et nous souffrirons, en jouissant de la beauté de la vie, qui prépare encore de si merveilleuses combinaisons dont nous sommes la matière encore informe. Ainsi, après avoir déroulé sous nos yeux le désolant tableau des douleurs humaines, Nietzsche console et guérit en montrant le but si haut vers lequel nous montons. Nous ne verrons jamais le Surhomme, hélas ! Nous sommes des parcelles brutes de matière toujours en mouvement, mais que cela nous suffise d’admirer la vie et la Beauté vers laquelle elle aspire.
Nietzsche veut la force. La force morale individuelle, qui ne recule devant rien et dont les défaites sont des victoires. Il hait le faible, tous les faibles et tous les médiocres. « Les esclaves » comme il les appelle, ceux qui plient sous les autres et dont l’hypocrisie s’élève au-dessus des forts, il les a décrits en une page d’une verve, d’une énergie et d’une vérité étonnante. Venez ici, tous, et ôtez vos masques, on vous juge !

  1. Il est probable que Catherine a lu A travers l’œuvre de Frédéric Nietzsche, par Paul Lauterbach et Adrien Wagnon, paru à la librairie A. Schulz, en 1893. De l’œuvre de Friedrich Nietzsche (1844-1900), qui n’était pas encore mort, mais avait perdu la raison depuis neuf ans, cet ouvrage fur le premier à proposer en France des extraits traduits : il s’agissait pour les auteurs de « donner à feuilleter, sous forme d’abrégé, la future édition française de l’œuvre de F. Nietzsche, au moment même où, après l’art et la littérature, la science et la politique allemandes commencent à subir son influence ».
  2. Dans un des ses cahiers de travail du printemps 1929, Catherine, faisant l’historique de son propre sentiment religieux, écrivit : « Quand j’avais une quinzaine d’années, j’ai « quitté l’église », sur la foi de la philosophie de Nietzsche et de Madame Ackermann… »


Mardi 10 mai [1898] 

J’ai découvert – ô joie ! – un livre de Nietzsche dans la bibliothèque : La Généalogie de la morale (1).
Aussitôt je me suis cachée dans un coin, derrière un rideau, pour jouir seule, bien seule, de mon trésor. Admiration. Je l’ai seulement commencé, et peux dire seulement à la hâte que le début me ravit.
J’ai découvert aussi, dans un coin noir, poudreux, une mine inépuisable de philosophes. Quelle découverte ! J’ai parcouru Taine, et réservé Renan pour la fin. Oh apprendre ! apprendre ! apprendre ce que les jeunes filles ne savent pas, mais ce qui me tient, m’enfièvre, le pourquoi, le pourquoi de la vie… Apprendre, lire, savoir ! ou du moins, si je ne puis savoir, approcher, approcher le plus près possible…..
Je vais ce soir avec Maman à une soirée donnée par une vieille amie de Papa, Mme Aubernon de Nerville (1), sorte de Marquise de Rambouillet plus moderne, faisant des « mots », de l’esprit, se piquant de littérature. On doit jouer une pièce de Sardou, Rabagas (2). M’amuserai-je ? Oui, car j’aurai toujours la ressource de regarder autour de moi, et de faire mon petit profit des réflexions faites, ma petite comédie de psychologie instantanée……
 
  1. Représentante de la bourgeoisie louis-philipparde républicaine. Lydie Aubernon de Nerville (1825-1899) tenait depuis 1874 l’un des salons les plus importants de la Troisième République, dont Alexandre Dumas fils, Henry Becque furent successivement les « dieux ». Dans son hôtel du square de Messine, elle favorisa la création de nombreuses pièces.
  2. Rabagas, comédie en cinq actes en prose de l’auteur dramatique Victorien Sardou (1831-1908), créée en 1872.