lundi 27 janvier 2014

"Si tu ne veux pas que les choucas t'assiègent de leurs cris, ne sois pas la boule d'un clocher" (Goethe)




 Konrad Lorenz.

Il reçoit en 1973, conjointement avec Karl von Frisch et Nikolaas Tinbergen, le prix Nobel de physiologie ou médecine pour leurs découvertes concernant « l'organisation et la mise en évidence des modes de comportement individuel et social » ; il s'agit du seul prix Nobel jamais remis à des spécialistes du comportement. Leurs travaux constituent les fondements d'une nouvelle discipline de la biologie : l'éthologie.

J'écoutais hier matin l'émission de Charles Sigel sur Konrad Lorenz.
Je me suis régalée.

"Lorenz, homme multiple : amateur d’animaux d’abord, observateur, vulgarisateur surdoué… Et théoricien d’une science nouvelle. Scientifique chaleureux et séduisant, mais avec sa part d’ombre."

Je tendis l'oreille lorsque Sigel parlât de l'amour de Lorenz pour les choucas. Je repensais aussitôt avec tendresse à mon jeune choucas blessé. J'entendais encore son cri. Je revoyais ses battements d'ailes quand il commença à reprendre des forces. Ferais-je de l'éthologie sans le savoir en observant "mes" oiseaux, "mes" escargots et autres animaux et insectes qui squattent ma terrasse? Mmm! (Ethologue légèrement débile tout de même).

Tchok le choucas :

"Vingt-quatre ans ont passé depuis que le premier choucas volait ainsi autour du toit d’Altenberg, depuis que ces oiseaux aux yeux d’argent ont pris possession de mon cœur. Et comme il en va souvent des grandes amours de notre vie, je ne me doutais de rien le jour où je fis la connaissance de mon premier jeune choucas. Il habitait une cage assez sombre dans la boutique d’animaux de Rosalia Bongar dont je suis le client fidèle depuis plus de quarante ans et, moyennant quatre schillings, il fut à moi. Je ne l’achetai pas a des fins scientifiques mais uniquement parce que l’envie me prit de remplir de bonne nourriture le grand bec rouge bordé de jaune que l’oiselet ouvrait tout grand. Quand il serait devenu capable de se débrouiller tout seul, je lui rendrais sa liberté. C’est ce que je fis, bien entendu, mais la conséquence inespérée de ce lointain achat fut qu’aujourd’hui encore les choucas couvent sous notre toit. Jamais un mouvement de pitié envers un animal ne m’avait rapporté une telle récompense.

Il est peu d’oiseaux, peu d’animaux supérieurs en tout cas (les insectes bâtisseurs de cités sont une autre histoire), qui aient une vie familiale et sociale aussi développée que le choucas. Il s’ensuit qu’il y a peu de petits animaux aussi incapables de se tirer d’affaire tout seuls, aussi touchants dans leur dépendance de celui qui les soigne, que les jeunes choucas. 

Quand les tuyaux de ses grandes plumes furent cornés et mon choucas capable de voler, il témoigna d’un attachement absolument filial à ma personne. Il volait derrière moi de pièce en pièce à travers la maison et, s’il m’arrivait parfois de le laisser seul, il me poursuivait désespérément de son cri : « Tchok ». Cet appel devint son nom et, de là, naquit la tradition de baptiser chaque oiselé élevé seul, d’après son cri.

Un petit choucas qui porte à son éleveur toute sa juvénile affection est évidemment d’un grand intérêt scientifique. On peut sortir avec lui, on peut étudier son vol, ses façons de se nourrir, bref, tout son comportement, dans un milieu totalement naturel, sans la contrainte de la cage, et cependant de tout près. Je ne crois pas avoir jamais appris d’un oiseau autant de choses et aussi essentielles que j’en ai appris de Tchok pendant l’été 1926.

C’est à cause de mon imitation de l’appel des choucas que Tchok me préféra très vite à tous les autres humains. Il m’accompagnait en volant dans de longues promenades et même des randonnées à bicyclette, avec la fidélité d’un chien. Bien que, sans aucun doute, il me connût personnellement et que je fusse le seul objet de son attachement, l’élément instinctif, l’espèce de réflexe qui caractérisait sa façon de me suivre, se manifestait souvent de façon très bizarre : lorsque quelqu’un, marchant d’un pas beaucoup plus rapide que moi à ce moment, me dépassait, le choucas me quittait régulièrement pour accompagner l’inconnu. Il s’apercevait toutefois bientôt de son erreur et revenait à moi ; à mesure qu’il grandissait, la correction devenait de plus en plus rapide. Cependant un petit élan, un geste exprimait l’intention de suivre celui qui marchait le plus vite se produisirent encore fréquemment par la suite."

Konrad Lorenz, in Il parlait avec les mammifères, les oiseaux et les poissons.

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