"Marie atteignait d’instinct la dimension cosmique de l’existence, même si elle semblait parfois dédaigner complètement sa dimension sociale, et elle se comportait avec la même simplicité naturelle avec toutes les personnes avec qui elle était en relation, ignorant l’âge et le protocole, la préséance et l’étiquette, et déployant avec chacun, les mêmes gentillesses attentionnées, les mêmes grâces de finesse et de bienveillance, les charmes de son sourire et de sa silhouette, que ce soit un ambassadeur qui la recevait à dîner dans sa résidence en marge d’une exposition, la femme de ménage avec qui elle était devenue copine ou le dernier stagiaire engagé dans la maison de couture Allons-y Allons-o, ne voyant en chacun d’eux que l’être humain qu’ils étaient sans s’intéresser le moins du monde à leur rang, comme si, sous les atours de l’adulte qu’elle était devenue, et sa prestance d’artiste mondialement reconnue, c’était l’enfant qu’elle avait été qui subsistait, avec son fond inaltérable de bonté innocente. Il y avait pour elle comme une abstraction radicale, une abrasion, un décapage de la réalité sociale des choses [...]"
Page 39.
"Je n’avais relevé la tête qu’un instant, mais lorsque je me
penchai de nouveau au-dessus du hublot, la salle d’exposition, que j’avais
perçue jusqu’à maintenant comme un spectacle abstrait hanté par une foule
irréelle, m’apparut plus familier et je reconnus en dessous de moi une foule
habituelle de vernissage, avec plusieurs dizaines de personnes vivantes qui se
pressaient autour des œuvres dans un brouhaha permanent de rires et de
conversations. Et, si la scène m’apparut avec autant de netteté, si elle
s’imposa alors à moi avec un effet de
réel aussi saisissant, c’est que Marie était là. Marie était là, je l’avais
sous les yeux maintenant, je l’apercevais dans la foule, et il émanait d’elle
quelque chose de lumineux, une grâce, une élégance, une évidence. Elle portait
un chemisier blanc à col lavallière, et elle ne disait rien, mais sans rien
dire, sans rien faire, sans bouger, sans un mot, sans un battement de cil, elle
saturait l’espace de sa présence immobile, pas précisément froide, mais
distante, lointaine, non concernée, comme égarée dans cette exposition qui ne
semblait pas être la sienne, et qui paraissait supporter, avec quelque chose de
résigné et de foncièrement mélancolique, les frivolités de ces soirées de
vernissage, la superficialité des conversations, toute cette écume frissonnante
qui ne l’éclaboussait même pas, qui ne l’atteignait pas, comme si sa peau était
blindée, son enveloppe cuirassée, et que son âme était simplement étrangère à
la médiocrité, étanche à toute forme de vulgarité.
[…]
[…] Je retenais ma respiration dans la nuit sur le toit du musée et je continuais de la regarder à travers le hublot. Accroupi dans
l’ombre, je ne pouvais détacher mes yeux de sa bouche. Avec une appréhension
croissante, le cœur serré, je fixais le mouvement de ses lèvres et je craignais,
en l’observant ainsi à son insu, de surprendre soudain quelque révélation
bouleversante, un secret, une information privée qui se fût rapportée à notre
amour ou aux circonstances douloureuse de notre rupture, mais la seule phrase
que je pus lire ce soir-là sur ses lèvres, la seule phrase complète et
intelligible que je surpris durant les
deux ou trois heures pendant lesquelles j’étais resté sur le toit à l’observer ainsi à
travers le hublot (avant de quitter les lieux, de descendre du toit et de
rentrer à l’hôtel), l’unique phrase en somme, que Marie avait dite ce soir-là
en ma présence, avec la franchise enjouée et souveraine qui la caractérise,
dans une sorte d’élan spontané qui me fit retrouver, d’un coup, comme par
magie, l’essence même de sa personnalité, ce fut : « Moi, quand je
suis déprimée, je me fais un œuf à la coque »."
Pages 79 – 80 – 82
Pages 79 – 80 – 82
Jean-Philippe Toussaint, in Nue, éditions de Minuit, 2013.
Shinagawa-ku Tokyo Japan, designed by Jin Watanabe in 1938.
(Il y a plusieurs musées d'Art Contemporain à Tokyo mais il semblerait que celui du roman soit ce dernier)
(Il y a plusieurs musées d'Art Contemporain à Tokyo mais il semblerait que celui du roman soit ce dernier)
A propos du lieu, Jean-Philippe Toussaint dans une interview pour Le Figaro :
"Le vernissage de son exposition au Contemporary Art Space de Shinagawa.
J’ai projeté sur elle (Marie) un goût personnel. J’ai une passion pour l’art
contemporain et une certaine pratique : j’ai fait des expositions à
Toulouse, Canton, Bruxelles et surtout au Louvre (en 2012), où il
s’agissait d’évoquer le livre sans passer par l’écrit, avec des
photographies, des films, des installations… Un hommage purement visuel
qui a son pendant littéraire – l’ouvrage L’Urgence et la Patience – et qui trouve son origine dans une scène de Fuir où Marie erre dans le musée."
"Nue est le
quatrième et dernier volet de l’ensemble romanesque Marie Madeleine Marguerite
de Montalte, qui retrace quatre saisons de la vie de Marie, créatrice de haute
couture et compagne du narrateur : Faire
l’amour, hiver (2002) ; Fuir,
été (2005) ; La Vérité sur Marie,
printemps-été (2009) ; Nue,
automne-hiver (2013)."
Si l’écriture m’a – comme toujours – enthousiasmée, j’étais
pour une fois contente que ce quatrième volet fût le dernier. J’ai eu le sentiment parfois
(je voulais l’occulter) qu’il revenait trop souvent sur le passé mais sans doute était-ce moi qui m'essoufflais avec Marie. Je n'avais rien oublié de ces différentes "saisons" et, l'’automne-hiver
2013 de Marie me donne sacrément envie d’un retour sur l’hiver 2002.
Conclusion : j'attendrai patiemment, avec impatience, un prochain livre de Jean-Philippe Toussaint, débarrassé de Marie, pour une plongée en apnée dans son écriture qui ne laisse de me griser.
"Dans l’idéal, Nue devrait autant donner envie de lire que de relire ses prédécesseurs. Et vice versa."(Dixit l'auteur).