samedi 18 janvier 2014

J'essaye d'écrire une saleté de livre






Chapitre 1 

Case départ 

Je suis un type du Sud-Ouest. Autant vous le dire tout de suite, je n’ai rien à cacher. Mais vous avez de la chance : moi, j’ai mis quarante ans avant de le savoir ! Une paille. Est-ce que vous pouvez imaginer ça ? – quarante longues et douloureuses années pour comprendre que je suis un type du Sud-Ouest, et vous, vlan ! du premier coup, vous êtes au parfum !

D’être du Sud-Ouest, me direz-vous, qu’est-ce que ça change ? A vrai dire, rien ; et pourtant ça change tout. Mais ce serait trop long à expliquer. J’espère tout de même que je ne vais pas me lancer dans le récit de toutes ces salades, toutes ces années qu’on passe comme ça, à chercher. A chercher quoi, je vous le demande. On cherche les années et ce qu’elles recouvrent, ce qui n’est pas toujours très beau à voir. Ni très propre non plus. Au bout du compte, s’apercevoir qu’on est un type du Sud-Ouest, en soi, ce n’est pas le plus grave. Au contraire, ça fait rudement plaisir de comprendre qu’on est de quelque part, comme tout le monde. Bien content que j’étais que je m’en suis aperçu. Rassuré en un mot, avec mon Sud-Ouest sur les bras.

Bien sûr, le Sud-Ouest, si on y réfléchit, ce n’est pas terrible, mais pour un début, soyons honnête : n’est déjà pas si mal. On a vu pire. J’ai tellement essayé d’être d’ailleurs que je sais de quoi je parle. Sur ce plan-là, faites-moi confiance. Après tout, le Sud-Ouest ou ailleurs, quelle différence ? C’est justement ce que je pensais en revenant m’installer au pays, comme on dit. Bon dieu (me disais-je), ça fait du bien d’être de retour à la case départ, même si c'est dans ce fichu Sud-Ouest que j’avais tant cru pouvoir fuir et rayer de ma mémoire pendant toutes ces années ! Voilà que j’y étais de nouveau : à point nommé et avec, je dois l’avouer, la ferme intention de tenir au moins, disons, un chapitre ou deux, puisque je comptais me remettre à mon bouquin. Que je vous dise quand même : j’essaye d’écrire une saleté de livre. Le mien, tant qu’à faire. Du reste, si j’ai bon souvenir, je n’en avais jamais écrit la première ligne de ce fichu bouquin. Pour être tout à fait franc, je n’y avais même jamais pensé ; mais maintenant que je revenais comme un traînard du jeu de l’oie, il allait falloir que ça change.

[...]
Chapitre 6 

Le petit Nabokov 

Je me sentais rudement abandonné quand je revins m’installer dans ce maudit Sud-Ouest. Ma mère aurait pu m’aider mais, sur ce plan-là, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle ne se montrait pas trop coopérative. Il faudrait que je lui en retouche un mot un de ces jours. Prématuré, elle avait bien dit prématuré ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? La connaissant agile et volage, elle avait dû faire ça en quatrième vitesse sur la banquette d’une bagnole à Rapid-City, alors forcément, à l’autre bout du rouleau, le prématuré c’était moi. Mais je n’étais pas responsable. D’ailleurs, je me fichais pas mal d’être un prématuré, du moment que toute cette histoire eût pour cadre un idyllique Sud-Ouest ! Le reste me laissait assez indifférent. J’imaginais une chouette maternité landaise ou périgourdine au milieu d’un beau parc avec les petits oiseaux du printemps pour saluer mon arrivée.

Pourtant, ça me trottait dans la tête, il y avait quelque chose qui me chiffonnait : si j’étais un prématuré, comment avais-je fait mon compte pour être toujours en retard à l’école ? Si j’avais été ce prématuré radical, comment expliquer que, quarante ans plus tard, je me retrouvais, pour ainsi dire, aussi immature ? Je n’expliquais rien. Je pouvais mettre ça sur le dos des mystères de la vie. Trois livres ? Elle avait bien dit trois livres ? Pour un type qui voulait devenir écrivain, ça n’allait pas chercher loin. Bébé Hemingway devait faire dans les sept livres, le petit Nabokov dans les huit livres et ce sale gosse de Sartre, autant que je sache, devait friser carrément les neuf livres, si on compte l’excédent philosophique que constituent les couches-culottes. Toute l’avance qu’ils ont prise, les salauds ! sur un type prématuré en plus, c’est vraiment dégueulasse. Trois livres, me répétais-je, c’est plus que je n’en écrirai. De toute façon, je ne devais pas penser aux autres. Ils ont fait ce qu’ils avaient à faire, que leur âme repose en paix ! Maintenant, c’était à mon tour, n’est-ce pas ? de passer aux choses sérieuses. Ça n’allait pas traîner. Le temps de dénicher une maison, de quoi vivre et une femme pour s’occuper des menus détails de la vie courante, et le tour serait joué. L’essentiel, c’était de savoir où j’allais. A ce sujet, aucune hésitation, ce serait le Sud-Ouest – ou rien. Je dis bien : ou rien.

[...]

Chapitre 30 

Une robe du dix-septième 

J’avais bien fait de m’acheter cette Remington chez ce vieux brocanteur. Il m’avait dit qu’elle appartenait à Henry Miller pendant son séjour du côté de la place Clichy. « Si vous n’arrivez pas à écrire avec, peut-être bien qu’elle vous fera bander », avait-il ajouté, ce vieux dégueulasse. Qu’est-ce que tu vas écrire avec ça ? m’étais-je demandé pendant tout le chemin du retour en revenant à ma piaule. Je n’en avais pas la moindre idée. J’ai posé la machine sur le lit, et je l’ai regardée : l’édredon autour d’elle lui faisait une chouette robe du dix-septième. Certainement, Miller aurait jeté un œil là-dessous, mais pas moi, vous pensez bien ? Moi, je n’osais même pas taper sur les touches. Elle m’intimidait cette machine, peut-être parce que c’était celle de ce bon vieux roi Henry. Je n’en savais trop rien à vrai dire, pourquoi elle m’intimidait tellement. Ce soir-là je ne travaillais pas et j’ai passé une partie de la nuit à regarder cette foutue bécane. J’aurais fait la même chose si ç’avait été Peggy. La regarder. Pour vous dire la drôle de princesse qu’elle était pour moi. Alors j’ai pensé qu’avec la machine je pouvais rejoindre Peggy. Je ne savais pas très bien comment, mais j’imaginais avec ma cervelle d’oiseau que c’était peut-être possible. Le lendemain j’ai rangé la Remington dans la malle de la Volvo, j’ai posé mon saxophone sur la banquette arrière et je suis parti. Direction le Sud-Ouest.

Il suffisait de descendre en obliquant vers la droite. C’est à partir de là que j’ai commencé si stupidement à compter tous ces malheureux kilomètres, les uns après les autres, comme si ça pouvait changer quoi que ce soit. En même temps que je comptais, je me trouvais passablement ridicule, mais je ne pouvais pas m’en empêcher. Est-ce que je ne fuyais pas Peggy par hasard ? Non, alors pourquoi compterais-je tous ces kilomètres puisque je n’avais aucune raison de les compter ? En les comptant, c’était elle surtout que je comptais oublier. Il y avait un détail pourtant dans cette histoire : Peggy, c’était bien ce genre de fille qu’on n’oublie pas. Vous pouvez faire tout ce que vous voulez, mais vous ne les oubliez jamais. La preuve, elle n’avait pas attendu des années pour venir faire du vélo dans mes rêves. En petite robe bleue, presque transparente en plus – elle devait le faire exprès. C’était pour m’embêter. Elle me prenait en traître, vous pensez : pendant que je dormais. 

Jean-Paul Chabrier, in Sud-Ouest, éditions L’Escampette, 1998. 

Un vrai moment de détente, d'éclats de rire. Une pincée d'humour, de dérision, de mélancolie vite enfouie. A conseiller en cette période grise, morose!
 
"C’est en soixante-dix-neuf très courts chapitres, une course épuisante à l’estime de soi, à la grâce qui se refuse, à l’idée magistrale que le surmoi d’un rêveur se fait de son moi, un salut d’apprenti à l’œuvre imaginée qui fout le camp dans la bousculade des jours.
C’est du Montaigne caustique, qui était de la région et explora lui aussi les étranges langueurs du métier."

Jean-Louis Ezine, Le Nouvel Observateur, 1998.