Catherine Pozzi, photographiée par Nadar en 1882
(Photo extraite de l'ouvrage Journal de jeunesse 1893-1906,
éditions Claire Paulhan 1995)
En 1898, Catherine Pozzi, adolescente, découvre Nietzsche. Exaltation.
Mardi 3 mai [1898]
Nietzsche, Nietzsche, Nietzsche !
Quelle révélation ! Un livre sur lui (1), que j’ai
dévoré, a fait tout à coup un grand jour dans mon âme. Un grand jour !
Regardez, regardez ! Je ne
suis plus la même… il fait clair dans mon esprit, clair, doux, pur.
Je suis forte. Enfin, enfin,
voici la paix !! Ah, Nietzsche ! Il m’a fait voyager à travers le
monde, il m’a fait toucher du doigt toutes les misères et toutes les
hypocrisies ; il m’a tendu la coupe empoisonnée, j’y ai bu à pleines
lèvres… et je suis guérie. Y a-t-il encore de ces miracles ? Trouver la
paix là où tant d’autres trouvent la folie et la mort ?
Mais cela est. Maintenant, je
suis forte. J’ai d’abord vu la bêtise de toute religion (2). J’ai vu et
compris ces faiblesses. J’ai connu l’absurdité et l’hypothèse d’un Dieu,
d’une immortalité de l’âme, d’une âme. Et cette absurdité même m’a
guérie. Je n’ai plus pleuré de ne pas croire, car j’ai ri en voyant ceux qui
croyaient.
J’ai compris que l’homme n’était
rien encore, que sa douleur sera éternelle. J’ai même accepté la souffrance,
car elle est nécessaire à ce perpétuel enfantement de la nature qui se détruit
elle-même. Je n’ai plus voulu la mort – car j’ai vu enfin ce qu’il y a de beau
et de grand dans la vie : c’est l’avenir ! L’avenir, qui apportera,
par la merveille de transformisme qui a fait du ver le singe, du singe l’homme,
le surhomme c’est-à-dire l’homme, perfectionné à ce point que la différence
entre lui et nous sera égale à celle qui nous sépare du singe ; le
surhomme, cette intelligence à qui la nature sacrifie tout, pour arriver à
produire mieux, toujours mieux. Nous sommes un pont entre le singe et le
surhomme, nous souffrirons, nous serons sacrifiés, nous saignerons sous cette
pression toujours plus forte que la nature, et nous crierons grâce…
Eh bien, souffrons !
Souffrir pour un tel but est grand, noble beau, heureux. En voyant cette
merveille dont nous ne sommes que l’ébauche briller en nos songes, nous aurons
le courage de dire « oui »
à la vie. Puisque cette vie est utile, nous sommes destinés à souffrir encore
et toujours avant d’arriver à satisfaire l’aspiration éternelle, et nous
souffrirons, en jouissant de la beauté de la vie, qui prépare encore de si
merveilleuses combinaisons dont nous sommes la matière encore informe. Ainsi,
après avoir déroulé sous nos yeux le désolant tableau des douleurs humaines,
Nietzsche console et guérit en montrant le but si haut vers lequel nous montons.
Nous ne verrons jamais le Surhomme, hélas ! Nous sommes des parcelles brutes
de matière toujours en mouvement, mais que cela nous suffise d’admirer la vie
et la Beauté vers laquelle elle aspire.
Nietzsche veut la force. La force
morale individuelle, qui ne recule devant rien et dont les défaites sont des
victoires. Il hait le faible, tous les faibles et tous les médiocres. « Les esclaves » comme il les
appelle, ceux qui plient sous les autres et dont l’hypocrisie s’élève au-dessus
des forts, il les a décrits en une page d’une verve, d’une énergie et d’une
vérité étonnante. Venez ici, tous, et ôtez vos masques, on vous juge !
- Il est probable que Catherine a lu A travers l’œuvre
de Frédéric Nietzsche, par Paul Lauterbach et Adrien Wagnon, paru à la
librairie A. Schulz, en 1893. De l’œuvre de Friedrich Nietzsche (1844-1900),
qui n’était pas encore mort, mais avait perdu la raison depuis neuf ans, cet
ouvrage fur le premier à proposer en France des extraits traduits :
il s’agissait pour les auteurs de « donner
à feuilleter, sous forme d’abrégé, la future édition française de l’œuvre de
F. Nietzsche, au moment même où, après l’art et la littérature, la science
et la politique allemandes commencent à subir son influence ».
- Dans un des ses cahiers de travail du printemps
1929, Catherine, faisant l’historique de son propre sentiment religieux,
écrivit : « Quand j’avais
une quinzaine d’années, j’ai « quitté l’église », sur la foi de la philosophie de
Nietzsche et de Madame Ackermann… »
Mardi 10 mai [1898]
J’ai découvert
– ô joie ! – un livre de Nietzsche dans la bibliothèque : La
Généalogie de la morale (1).
Aussitôt je me
suis cachée dans un coin, derrière un rideau, pour jouir seule, bien seule, de
mon trésor. Admiration. Je l’ai seulement commencé, et peux dire seulement à la
hâte que le début me ravit.
J’ai découvert
aussi, dans un coin noir, poudreux, une mine inépuisable de philosophes. Quelle
découverte ! J’ai parcouru Taine, et réservé Renan pour la fin. Oh
apprendre ! apprendre ! apprendre ce que les jeunes filles ne savent
pas, mais ce qui me tient, m’enfièvre, le pourquoi, le pourquoi de la vie…
Apprendre, lire, savoir ! ou du moins, si je ne puis savoir, approcher,
approcher le plus près possible…..
Je vais ce
soir avec Maman à une soirée donnée par une vieille amie de Papa, Mme Aubernon
de Nerville (1), sorte de Marquise de Rambouillet plus moderne, faisant des « mots », de l’esprit, se
piquant de littérature. On doit jouer une pièce de Sardou, Rabagas (2). M’amuserai-je ?
Oui, car j’aurai toujours la ressource de regarder autour de moi, et de faire
mon petit profit des réflexions faites, ma petite comédie de psychologie
instantanée……
- Représentante de la bourgeoisie louis-philipparde
républicaine. Lydie Aubernon de Nerville (1825-1899) tenait depuis 1874 l’un
des salons les plus importants de la Troisième République, dont Alexandre
Dumas fils, Henry Becque furent successivement les « dieux ». Dans son hôtel du square de Messine, elle
favorisa la création de nombreuses pièces.
- Rabagas,
comédie en cinq actes en prose de l’auteur dramatique Victorien Sardou
(1831-1908), créée en 1872.