lundi 29 décembre 2014

"C'est une lourde peine de vivre ainsi en animal"


Femelle panthere des neiges et son bébé

Panthère des neiges et son petit



En cette période de fêtes mortelles je me délecte avec les documentaires animaliers à la télévision. La vie des animaux dans leur milieu naturel me fascine. Cruauté des scènes de capture, nécessaire à la survie des espèces qui doivent trouver leur nourriture, pour eux et leurs petits, et parfois les proies se font rares. Pour qui prendre parti dans la lutte sanglante? Le fort ou le faible? J'accepte qu'un animal en tue un autre pour le dévorer mais je refuse qu'un humain (chasseur) fasse de même. Ce qui est douloureux tout de même à regarder et à entendre, c'est la souffrance de l'animal capturé qui ne meurt pas d'un coup de croc mais lentement, dans des gémissements insupportables (scène d'une panthère avec une biche) pendant que l'animal déchiquette sa proie. 
Cruauté mais aussi beauté de la nature, des animaux, des couleurs incroyables de certaines espèces (les oiseaux, les poissons en particulier. Revu également le film de Jacques Perrin : Océans).

Samedi dans Répliques l'émission d'Alain Finkelkraut il était question de La forme animale.  Je relevais une citation, - à propos du (non)langage chez l'animal - faisant référence à Horkheimer et Adorno, que j'ai retrouvée dans La dialectique de la raison :

"L'animal répond à son nom et n'a pas de moi, il est refermé sur lui-même et cependant exposé à l'extériorité, une contrainte succède à l'autre, aucune idée ne la transcende. Privé de réconfort, il ne connaît pas pour autant une angoisse moins grande, la conscience du bonheur qui lui fait défaut ne le libère pas pour autant de la tristesse et de la douleur. Pour que le bonheur se matérialise, qu'il concède la mort à l'existence, il faut une mémoire susceptible d'identification, une connaissance apaisante, l'idée religieuse ou philosophique, bref le concept. Il y a des animaux heureux, mais que ce bonheur est bref! Pour l'animal, la durée que ne vient pas interrompre la pensée libératrice, est triste et dépressive. Pour échapper au vide lancinant de l’existence, il faut une capacité de résistance à laquelle le langage est indispensable. Même l’animal le plus fort est infiniment faible. La thèse de Schopenhauer selon laquelle la vie oscille entre la douleur et l’ennui, entre de brefs instants où l’instinct est satisfait et un désir ardent qui ne connaît pas de fin, s’applique bien à l’animal, auquel aucune connaissance ne permet d’arrêter le destin. L'âme de l'animal recèle les différents sentiments et besoins propres à l'homme, voire les rudiments de l'esprit sans qu'il ait le soutien que seule la raison organisatrice peut apporter. "



 (Jean Marais dans La Belle et la Bête)

"Où cesse l'animal, où commence l'homme?"

Friedrich Nietzsche dans  Considérations inactuelles (1876) écrit :
 
"De tout temps, les hommes profonds ont toujours eu pitié des animaux, de cela justement qu'ils souffraient de la vie et n'avaient pourtant pas la force de tourner contre eux-mêmes l'aiguillon de la souffrance et de comprendre leur existence de manière métaphysique; la souffrance dépourvue de sens a au plus profond quelque chose de révoltant. Aussi sur divers points de la terre est née la supposition que les âmes des hommes coupables sont reléguées dans ces corps d'animaux et que cette souffrance au premier regard révoltante et dépourvue de sens se résolvait en pure intelligibilité selon la justice éternelle, en tant que peine et expiation. En vérité, c'est une lourde peine de vivre ainsi en animal, soumis à la faim et au désir et de ne pas même parvenir à la moindre conscience sur cette vie. Comment imaginer destin plus lourd que celui de la bête de proie, pourchassée dans le désert par le plus rongeur des tourments, rarement satisfaite et ne l'étant jamais qu'avec une satisfaction qui se fait douleur, soit dans la lutte sanglante avec d'autres animaux, soit dans la voracité répugnante et le trop-plein de la satiété ? Tenir à la vie avec cet aveuglement, cette folie, y tenir sans autre ambition, loin de savoir que l'on est ainsi puni et pourquoi on l'est, mais au contraire dans la stupidité d'un effroyable désir, aspirer à ce châtiment comme à un bonheur, c'est cela être animal; et si la nature entière s'empresse vers l'homme, elle donne aussi à entendre qu'il lui est nécessaire pour la délivrer de la malédiction de la vie animale et qu'enfin en lui l'existence se présente à elle-même un miroir sur le fond duquel la vie n'apparaît plus insensée mais au contraire dans sa signification métaphysique. Pourtant, que l'on y réfléchisse bien : où cesse l'animal et où commence l'homme ? Cet homme qui importe seul à la nature ! Aussi longtemps que quelqu'un réclame la vie comme un bonheur, il n'a pas encore élevé son regard au-dessus de l'horizon de l'animal, si ce n'est qu'il veut avec davantage de conscience ce que l'animal cherche dans une pulsion aveugle. Mais c'est ainsi qu'il en va pour nous tous durant la plus grande partie de notre vie : nous ne sortons pas d'ordinaire de l'animalité, nous sommes nous-mêmes ces animaux qui semblent souffrir sans raison.
  Mais il est des moments où nous comprenons cela : alors les nuages se déchirent, et nous voyons comment nous-mêmes avec la nature tout entière nous nous empressons vers l'homme comme vers quelque chose d'élevé au-dessus de nous. Frissonnant dans cette clarté soudaine, nous jetons nos regards alentour et en arrière : là s'agitent les bêtes de proie affamées et nous sommes au milieu d'elles. La monstrueuse mobilité des hommes sur le grand désert terrestre, les villes et les États qu'ils fondent, leurs guerres, leur activité incessante d'accumulation et de dépense, leur cohue, leur façon d'apprendre les uns des autres, de se tromper et de se piétiner mutuellement, leurs cris dans la détresse, leurs clameurs dans la victoire - tout cela est le prolongement de l'animalité; comme si l'homme devait être à dessein rétrogradé dans son éducation et frustré par tromperie de sa disposition métaphysique, et, pour tout dire, comme si la nature après avoir si longtemps désiré l'homme et travaillé à lui, tremblait maintenant devant lui et préférait retourner à l'inconscience de l'instinct.
  Tout cela, je l'ai dit, nous le comprenons de temps à autre et nous nous étonnons beaucoup de ce vertige d'angoisse et de précipitation et de tout ce qu'il y a de rêve dans notre vie qui semble redouter le réveil et rêve avec d'autant plus de vivacité‚ et d'inquiétude qu'elle approche de celui-ci. Mais nous sentons en même temps que nous sommes trop faibles pour supporter longtemps ces instants de repliement au plus profond et que nous ne sommes pas les hommes vers lesquels la nature aspire pour sa délivrance : ce nous est déjà beaucoup de pouvoir, un instant, dégager notre tête et remarquer dans quel fleuve nous sommes plongés. Et même à cette émergence, à cet éveil d'un instant vite évanoui, nous n'y parvenons pas de notre propre force, il faut que nous soyons soulevés - et quels sont ceux qui nous soulèvent ? Ce sont ces hommes véritables, ceux qui ne sont plus des animaux, les philosophes, les artistes et les saints ; dès qu'ils paraissent - et avec cette apparition - la nature qui ne bondit jamais fait son unique bond, et c'est un bond de joie, car pour la première fois elle se sent arrivée au but, là où elle comprend qu'elle doit désapprendre à se chercher des fins et qu'elle a misé trop haut dans le jeu de la vie et du devenir."
 (Source)

(Les caractères en gras sont de mon fait).