jeudi 23 mai 2013

Les Faux-Monnayeurs ou l'Art de la fugue

L'Art de la fugue BWV 1080 Die Kunst der Fuge


 
Johann Sébastian Bach
de 1740 à 1750 environ

- Eh bien! je voudrais un roman qui serait à la fois aussi vrai, et aussi éloigné de la réalité, aussi particulier et aussi général à la fois, aussi humain et aussi fictif qu'Athalie, que Tartuffe ou que Cinna.
- Et... le sujet de ce roman?
- Il n'y en a pas, repartit Edouard brusquement; et c'est là ce qu'il y a de plus étonnant peut-être. Mon roman n'a pas de sujet. Oui, je sais bien; ça a l'air stupide ce que je dis là. Mettons si vous préférez qu'il n'y aura pas un sujet... "Une tranche de vie", disait l'école naturaliste. Le grand défaut de cette école, c'est de couper sa tranche toujours dans le même sens; dans le sens du temps, en longueur. Pourquoi pas en largeur? ou en profondeur? Pour moi, je voudrais ne pas couper du tout. Comprenez-moi : je voudrais tout y faire entrer, dans ce roman. Pas de coup de ciseaux pour arrêter, ici plutôt que là, sa substance. Depuis plus d'un an que j'y travaille, il ne m'arrive rien que je n'y verse, et que je n'y veuille y faire entrer : ce que je vois, ce que je sais, tout ce que m'apprend la vie des autres et la mienne...
[...]
- Mon pauvre ami, vous ferez mourir d'ennui vos lecteurs, dit Laura [...]
- Pas du tout. Pour obtenir cet effet, suivez-moi, j'invente un personnage de romancier, que je pose en figure centrale; et le sujet du livre, si vous voulez, c'est précisément la lutte entre ce que lui offre la réalité et ce que, lui, prétend en faire.
- Si, si; j'entrevois", dit poliment Sophroniska [...]. "Ce pourrait être assez curieux. Mais, vous savez, dans les romans, c'est toujours dangereux de présenter des intellectuels. Ils assomment le public; on ne parvient à leur faire dire que des âneries, et, à tout ce qui les touche, ils communiquent un air abstrait.
- Et puis je vois très bien ce qui va arriver, s'écria Laura : dans ce romancier, vous ne pourrez faire autrement que de vous peindre."
[...]
- Et le plan de ce livre est fait? demanda Sophroniska, en tâchant de reprendre son sérieux.
- Naturellement pas. [...]
Vous devriez comprendre qu'un plan, pour un livre de ce genre, est essentiellement inadmissible. Tout y serait faussé si j'y décidais rien par avance. J'attends que la réalité me le dicte.
- Mais je croyais que vous vouliez vous écarter de la réalité.
- Mon romancier voudra s'en écarter; mais moi je l'y ramènerai sans cesse. A vrai dire, ce sera là le sujet : la lutte entre les faits proposés par la réalité, et la réalité idéale."
[...]
"Et c'est avancé? demanda poliment Sophroniska.
- Cela dépend de ce que vous entendez par là. A vrai dire, du livre même, je n'ai pas encore écrit une ligne. Mais j'y ai déjà beaucoup travaillé. J'y pense chaque jour et sans cesse. J'y travaille d'une façon très curieuse , que je m'en vais vous dire : sur un carnet, je note au jour le jour l'état de ce roman dans mon esprit; oui, c'est une sorte de journal que je tiens, comme on ferait celui d'un enfant... C'est à dire qu'au lieu de me contenter de résoudre, à mesure qu'elle se propose, chaque difficulté (et toute œuvre d'art n'est que la somme ou le produit des solutions d'une quantité de menues difficultés successives), chacune de ces difficultés, je l'expose, je l'étudie. Si vous voulez, ce carnet contient la critique de mon roman; ou mieux : du roman en général. [...]
[...]
"Mon pauvre ami, dit Laura avec un accent de tristesse; ce roman, je vois bien que jamais vous ne l'écrirez.
- Eh bien! je vais vous dire une chose, s'écria dans un élan impétueux Edouard : ça m'est égal. Oui, si je ne parviens pas à l'écrire, ce livre, c'est que l'histoire du livre m'aura plus intéressé que le livre lui-même; qu'elle aura pris sa place; et ce sera tant mieux.
- Ne craignez-vous pas, en quittant la réalité, de vous égarer dans des régions mortellement abstraites et de faire un roman, non d'êtres vivants, mais d'idées? demanda Sophroniska craintivement.
- Et quand cela serait! cria Edouard avec un redoublement de vigueur. A cause de maladroits qui s'y sont fourvoyés, devons-nous condamner le roman d'idées? En guise de roman d'idées, on ne nous a servi jusqu'à présent que d'exécrables romans à thèses. Mais il ne s'agit pas de cela, vous pensez bien. Les idées..., les idées, je vous l'avoue, m'intéressent plus que les hommes; m'intéressent par-dessus tout. Elles vivent; elles combattent; elles agonisent comme les hommes. [...]
[...]
Bernard avait écouté tout cela avec une attention soutenue; [...]
[...]
Cependant Edouard continuait :
"Ce que je voudrais faire, comprenez-moi, c'est quelque chose comme l'Art de la fugue. Et je ne vois pas pourquoi ce qui fut possible en musique serait impossible en littérature..."
[...]
La discussion se perdait en arguties. Bernard, qui jusqu'à ce moment avait gardé le silence, mais qui commençait à s'impatienter sur sa chaise, à la fin n'y tint plus; avec une déférence extrême, exagérée même, comme chaque fois qu'il adressait la parole à Edouard, mais avec cette sorte d'enjouement qui semblait faire de cette déférence un jeu :
"Pardonnez-moi, Monsieur, dit-il, de connaître le titre de votre livre, puisque c'est par une indiscrétion, mais sur laquelle vous avez bien voulu, je crois, passer l'éponge. Ce titre pourtant semblait annoncer une histoire...?
- Oh! dites-nous ce titre, dit Laura
- Ma chère amie, si vous voulez... Mais je vous avertis qu'il est possible que j'en change. Je crains qu'il ne soit un peu trompeur... Tenez, dites-le-leur, Bernard.
- Vous permettez?... Les Faux-Monnayeurs, dit Bernard. Mais maintenant, à votre tour, dites-nous : ces faux-monnayeurs... qui sont-ils?
- Eh bien! je n'en sais rien", dit Edouard.
 
Pages 204 à 208.
 
André Gide, in Les Faux-Monnayeurs, Gallimard, collection folioplus classiques, 2008.

(Le changement de caractères  et les phrases en gras sont de mon fait).
 
Ah! que j'aime les romans... qui n'en sont pas.