J'écoutais dimanche Raphaël Enthoven disséquer et expliquer l'ouvrage de Diderot : Jacques le Fataliste. Un excellent moment.
"Deux personnages, un valet et son maître, chevauchent plus ou moins paisiblement sur des routes, vers une destination qui restera inconnue, s'arrêtent dans des auberges, devisent à bâtons rompus : questions philosophiques, souvenirs intimes, anecdotes... Au fil de leur voyage, d'autres individus de rencontre y vont aussi de leurs récits, et voilà que s'ouvrent de nouveaux tiroirs, qui multiplient les niveaux temporels et les registres, ou confondent allégrement la réalité et la fiction. Par-dessus tout, un narrateur souverain ne cesse d'intervenir, proposant au lecteur un étrange pacte narratif :
« Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu'il ne tiendrait qu'à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu'il me plairait. Qu'est-ce qui m'empêcherait de marier le maître et de le faire cocu ? d'embarquer Jacques pour les îles ? d'y conduire son maître ? de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau ? Qu'il est facile de faire des contes ! Mais ils en seront quittes l'un et l'autre pour une mauvaise nuit, et vous pour ce délai. »"
Quelle est la valeur d’un discours que la réalité dément en permanence mais qu’on ne parvient jamais à contredire ?
"Deux personnages, un valet et son maître, chevauchent plus ou moins paisiblement sur des routes, vers une destination qui restera inconnue, s'arrêtent dans des auberges, devisent à bâtons rompus : questions philosophiques, souvenirs intimes, anecdotes... Au fil de leur voyage, d'autres individus de rencontre y vont aussi de leurs récits, et voilà que s'ouvrent de nouveaux tiroirs, qui multiplient les niveaux temporels et les registres, ou confondent allégrement la réalité et la fiction. Par-dessus tout, un narrateur souverain ne cesse d'intervenir, proposant au lecteur un étrange pacte narratif :
« Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu'il ne tiendrait qu'à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu'il me plairait. Qu'est-ce qui m'empêcherait de marier le maître et de le faire cocu ? d'embarquer Jacques pour les îles ? d'y conduire son maître ? de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau ? Qu'il est facile de faire des contes ! Mais ils en seront quittes l'un et l'autre pour une mauvaise nuit, et vous pour ce délai. »"
Quelle est la valeur d’un discours que la réalité dément en permanence mais qu’on ne parvient jamais à contredire ?
Et la conclusion de R. Enthoven, qui prend tout son sel à l'écoute bien plus qu'à la lecture:
"Se prendre au sérieux c’est manquer de sérieux. Face à la
légèreté, la pesanteur ne fait pas le poids. Ce livre est délicieux de légèreté,
comme une crème fouettée.
Indépendamment de tout cela, il y aussi de l’idée justement ;
y a de l’idée qui lui échappe. Un philosophe n’est pas comptable des idées qui
lui échappent ou qu’il professe.
Peu importe les intentions de Diderot, seul compte ce qui
lui échappe, qu’il l’ait voulu ou non, on s’en fiche. Et qu’est-ce qui lui échappe là ? Le fait
que, avoir raison ne suffit pas.
C’est facile d’être deux à avoir raison dans une discussion,
parce qu’on ne parle pas de la même chose. C’est comme deux goûts qui s’affrontent.
J’adore Cézanne vous aimez Léonard de Vinci, nous avons raison ; parce qu’on
ne communique pas en fait. Ce sont les gens qui ne communiquent pas qui ont raison
ensembles, ce sont les gens qui s’assènent des arguments. En politique quand des
opinions se combattent elles s’opposent des arguments en permanence, mais ce ne sont
pas des arguments ; elles s’opposent des opinions mais ce ne sont pas des
opinions, ce sont des opinions qui se prennent pour des arguments! Alors, les
gens croient que ce sont des arguments parce que ce sont des raisonnements mais comme
on ne parle pas de la même chose en définitive et comme ce sont des
raisonnements qui au fond sont hémiplégiques, ce sont des raisonnements qui n’empruntent
que la moitié du cerveau, ce sont des raisonnements qui fonctionnent dans un
système, dans un dogme, ce sont des raisonnements hermétiques à un autre
discours que le leur, c’est aussi facile d’avoir raison que d’être dans le faux.
Et dans le texte de Jacques le Fataliste, le fait que : - on a raison quand on
dit X on a raison quand on dit Z, on a raison quand on dit blanc on a raison
quand ont dit noir, on a raison quand on dit droite on a raison quand on dit
gauche -, n’est pas une façon de renvoyer dos à dos toutes les opinions, mais c’est
une façon de dire que quand les gens discutent et s’engueulent, et se disputent
au lieu de discuter justement, en vérité ils ne font qu’asséner des opinions et
à aucun moment des arguments. Or, comme ce sont des opinions qui se prennent
pour des arguments et qu’ils veulent méconnaître le fait que ce sont d’abord
des opinions, comme ce sont des certitudes ou des convictions qui prennent la
forme flatteuse d’un raisonnement, ça produit des débats sans fin et des
dialogues de sourds. Or le modèle du dialogue de sourd c’est le moment où tout
le monde a raison.
Il y a vraiment deux façons de ne pas s’entendre : une
est de dire deux choses qui n’ont rien à voir et qu’on oppose indûment l’une à
l’autre ; l’autre est d’être d’accord sur tout. Les gens qui s’engueulent
sur tout s’entendent aussi peu que les gens qui sont d’accord sur tout. Parce que
les gens qui sont d’accord sur tout ne se voient que pour être d’accord. Cherchez
celui qui n’est jamais d’accord avec vous c’est comme chercher celui qui est
toujours d’accord avec vous. Dans les deux cas, on est convaincu de ce qu’on
pense et il faut vraiment ici, comme Guitry le faisait d’ailleurs, écrire convaincu en deux mots."