samedi 11 mai 2013

Faire crédit à l'imagination du lecteur : Ô oui!



Lutte de Jacob avec l’Ange (détail), Eugène Delacroix, 1855 -1861. 
Peinture à l’huile et cire sur enduit, Paris, Eglise Saint Sulpice.

"Édouard somnole; ses pensées insensiblement prennent un autre cours. Il se demande s'il aurait deviné, à la seule lecture de la lettre de Laura, qu'elle a les cheveux noirs? Il se dit que les romanciers, par la description trop exacte de leurs personnages, gênent plutôt l'imagination qu'ils ne la servent et qu'ils devraient laisser chaque lecteur se représenter chacun de ceux-ci comme il lui plaît. Il songe au roman qu'il prépare, qui ne doit ressembler à rien de ce qu'il a écrit jusqu'alors. Il n'est pas assuré que Les Faux-Monnayeurs soit un bon titre. Il a eu tort de l'annoncer. Absurde, cette coutume d'indiquer les "en préparation" afin d'allécher les lecteurs. Cela n'allèche personne et cela vous lie... Il n'est pas assuré non plus que le sujet soit très bon. Il y pense sans cesse et depuis longtemps mais il n'en a pas écrit encore une ligne. Par contre, il transcrit sur un carnet ses notes et ses réflexions.
Il sort de sa valise ce carnet. De sa poche, il sort un stylo. Il écrit :

"Dépouiller le roman de tous les éléments qui n'appartiennent pas spécifiquement au roman. De même que la photographie, naguère, débarrassa la peinture du souci de certaines exactitudes, le photographe nettoiera sans doute demain le roman de ses dialogues rapportés, dont le réaliste souvent se fait gloire. Les événements extérieurs, les accidents, les traumatismes, appartiennent au cinéma; il sied que le roman les lui laisse. Même la description des personnages ne me paraît point appartenir proprement au genre. Oui, vraiment, il ne me paraît pas que le roman pur (et en art, comme partout, la pureté seule m'importe) ait à s'en occuper. Non plus que le fait le drame. Et qu'on ne vienne point dire que le dramaturge ne décrit pas ses personnages parce que le spectateur est appelé à les voir portés tout vivants sur la scène; car combien de fois n'avons-nous pas été gênés au théâtre, par l'acteur, et souffert de ce qu'il ressemblât si mal à celui que, sans lui, nous nous représentions si bien. - Le romancier, d'ordinaire, ne fait point suffisamment crédit à l'imagination du lecteur.""

André Gide, in Les Faux-Monnayeurs, éditions Gallimard, collection Folioplus classiques, 2008.

"Dans Folioplus classiques, le texte intégral, enrichi d'une lecture d'image, écho pictural de l'oeuvre (ici La lutte de Jacob avec l'ange), est suivi de sa mise en perspective organisée en six points :

. Mouvement littéraire : La crise du roman
. Genre et registre : Le roman à l'épreuve du miroir
. L'écrivain à sa table de travail : Un roman carrefour
. Groupement de textes : La mise en abyme
. Chronologie : André Gide et son temps
. Fiche : Des pistes pour rendre compte de sa lecture"

4e de couverture

Comme je l'écrivais précédemment, je n'ai pas l'impression de lire un roman mais un essai autobiographique et c'est pour cela qu'il me passionne. Pourtant Gide réfute toute identification avec ce personnage (Édouard) et il écrit dans son Journal, le 20 octobre 1929 :

"Je n'ai jamais pu inventer." C'est par une telle phrase du journal d’Édouard que je pensais le mieux me séparer d’Édouard, le distinguer... Et c'est de cette phrase au contraire que l'on se sert pour prouver que, "incapable d'invention" c'est moi que j'ai peint dans Édouard et que je ne suis pas romancier."

(Mais il précise) :

"Il entre, dans chacune de ses réflexions ce léger biais qui fait que c'est Édouard qui la pense, et non moi. A mon avis, je dirai même que l'indice de réfraction m'importe plus que la chose réfractée. Et je ne puis imaginer un individu sans biais; mais ce qui me gêne (et me sert) c'est que tour à tour, ou simultanément, je les ai tous. Allez donc faire comprendre et admettre cela aux critiques!!"

François Mauriac dans son propre Journal en 1939 écrivait :

"Nul doute que ne soit très grande dans ce "roman" la part du journal authentique. [...] Tout ce que Gide m'a avoué, je le retrouve ici, à peine transposé. Ce sont les mêmes termes, bien souvent, que ceux entendus de sa bouche..."