mercredi 20 juin 2012

"Tout ce qui est partiel est une trahison"

J'ai terminé Lettres Choisies de D.H. Lawrence. C'est cru, violent, passionnant, ça secoue et ne laisse pas indifférent. Il m'a amusée, agacée, révoltée parfois. Cependant j'adhère à certains de ses sarcasmes, comme la lettre (ci-dessous) à Dorothy Brett du 8 mars.

"Trop souvent réduit à un livre sulfureux, D.H. Lawrence reste un inconnu célèbre. La lecture de sa correspondance devrait l'arracher aux images toutes faites :
puritain scandaleux, prophète apocalyptique, apôtre préfasciste de la violence ou mystique du sexe, autant d'étiquettes qui ont souvent brouillé son message. A la différence de celles de Joyce ou de Virginia Woolf, ses lettres ont une rare qualité de jaillissement dans leur violence même. Chez un être qui mena toujours une vie de nomade, elles sont l'équivalent du journal qu'il était incapable de tenir et donnent à entendre une voix dans toutes ses dissonances. Que ce soit l'imprécateur féroce qui traite Joyce de "cochonnerie journalistique", le visionnaire aux accents à la fois bibliques et nietzschéens, fasciné par le primitif et hanté par la barbarie, l'utopiste social qui veut construire " une grande architecture d'êtres vivants ", ou le poète de la " conscience phallique ", Lawrence parle ici tout entier dans la moindre de ses phrases, faisant fi des ruses et stratégies, appliquant à lui-même la règle qu'il recommande à Dorothy Brett : "Tout ce qui est partiel est une trahison"."
 
 
A la baronne Anna von Richthofen, 23 février 1924

Hôtel de Versailles, 60 boulevard Montparnasse, Paris
Samedi

[...] Nous étions hier à Versailles. Mais c'est un lieu stupide, si épouvantablement grand et plat, beaucoup trop grand pour le paysage. Non, une telle grandeur - ou taille - ressemble tout simplement à la grenouille enflée, enflée par elle-même, qui veut se faire plus grosse qu'elle n'est, et naturellement elle éclate : Pouf! C'est ainsi qu'était le Roi Soleil* : une lumière bien artificielle. Frieda est terriblement déçue du Petit Trianon de Marie-Antoinette : un palais de poupée, un village suisse de poupée pour opérette. Cette pauvre Marie-Antoinette voulait être si simple et devenir une pauvre paysanne avec son village suisse de poupée et son gentil visage de blonde autrichienne, un peu ordinaire. Finalement, elle est devenue trop simple, sans tête. - Sur le Grand Canal les gens patinaient, deux ou trois personnes, minuscules, transis, sans gaieté, entre ces arbres bien peignés qui se dressent là comme des cheveux, les avenues en guise de raies. Et c'est ça, la grandeur! L'homme est stupide. Naturellement, la grenouille éclate : Pouf! [...]
* En français dans le texte original en anglais.


A Dorothy Brett, 8 mars 1927

Villa Mirenda, Scandicci (Florence)

[...] J'ai terminé mon roman* - il me plaît - mais il est si inconvenant aux yeux des pauvres conformistes imbéciles qu'il ne sera jamais imprimé. Et je ne veux pas faire de coupures. Même mes tableaux, qui me paraissent totalement innocents, je m'aperçois que les gens ne peuvent même pas les regarder. Ils jettent un coup d'oeil et détournent vite les yeux. J'aimerais pouvoir imprimer un tableau qui tuerait tout simplement toute personne lâche et mesquine qui le regarderait. Ma parole, quel massacre! [...]

* L'Amant de lady Chatterley.


A Nancy Pearn, 12 avril 1927

Villa  mirenda, Scandicci, Florence

[...] Je suis dans l'embarras pour mon roman. L'Amant de lady Chatterley. Il est ce que le monde appellerait très inconvenant. Mais vous, vous savez qu'il n'est pas vraiment inconvenant. - Je travaille toujours la même chose : redonner à la relation sexuelle toute sa valeur et son prix, alors qu'elle est honteuse. Et c'est dans ce roman que j'ai été le plus loin. Moi, je le trouve beau, tendre, fragile, comme le moi dans sa nudité - et j'hésite même beaucoup à le faire taper. La dactylo voudrait certainement y faire des retouches. [...]


A Earl Brewster, 28 mai 1927

Villa Mirenda, Scandicci, Florence

[...] Il est inutile que je pense à faire retraite : je me réveille et je sens que je n'en ai pas envie. Je suis fait pour le combat et il faut que je continue. C'est ce que viennent me rappeler ces impudents comptes rendus de la mise en scène de David*. Ils disent que c'était tout simplement ennuyeux. Moi je dis que ce sont des eunuques et qu'ils n'ont pas de couilles. C'est un combat. Toujours le même vieux combat. Caro**, ne me demande pas de prier pour la paix. Je n'en veux pas. J'ai envie, subtilement, mais prodigieusement, de botter les fesses de ces êtres sans couilles. Il y en a tant. Il a pas de couilles***! avions-nous coutume de dire, quand j'étais gosse, de ceux qui avaient peur de dire ce qu'ils pensaient. Il faut leur botter les fesses - leur botter les fesses. [...]

* La pièce de Lawrence avait été montée au Regent Theatre à Londres les 22 et 23 mai 1927.
** "Mon cher" (italien).
*** En français dans le texte original.


A lady Ottoline Morrell, 3 avril 1929

Hôtel de Versailles, 60; boulevard Montparnasse,
Paris XVe.

Ma chère Ottoline,
Votre lettre me trouve ici, où je suis arrivé il y a juste trois semaines pour préparer une édition bon marché de Lady Chatterley afin d'empêcher les ventes d'éditions pirates produites aux États-Unis, et il y en a une autre ici - avec la mention imprimé en Allemagne. Aucune d'entre elles ne vend à moins de 300 frs l'exemplaire - je prépare donc une édition d'un format plus petit, brochée, à 60 frs, pour que tout le monde puisse l'acheter. Les responsables des éditions pirates ont déjà dû gagner deux ou trois milles livres - et moi il ne me reste rien. [...]
Je n'aime pas du tout Paris. Il y a maintenant un monde incroyable, un bruit incroyable, l'air est sale, ça pue vraiment l'essence, et les gens semblent avoir perdu toute vie. Ils ont l'air si fatigué. Les moulins de Dieu continuent à tourner et ils réduiront toutes ces grandes cités en poudre extrêmement fine* : dans la fatigue et l'effort. [...]
Je suis resté une semaine à Suresnes avec Aldous et Maria**, pendant que Frieda était avec sa mère à Baden-Baden. J'avais une petite grippe, attrapée dans cette ville sale, et ils ont été très gentils avec moi, m'ont soigné avec beaucoup de bonté. Humainement, je leur suis vraiment très attaché. Il y a aussi leur autre aspect, l'espèce de friction mentale et nerveuse destructrice que je ne peux supporter, mais ils laissent ça de côté avec moi. En vieillissant, je redoute de plus en plus cette friction nerveuse qui fait que les gens réagissent toujours l'un contre l'autre, en discorde, au lieu de réagir ensemble, en harmonie. C'est si agréable de se sentir tranquille et en paix avec les gens que l'on aime et à qui l'on peut faire confiance. Seulement quelques amis avec qui être en paix, c'est tout ce que je demande. Je ne veux pas d'excitation, d'exaltations ou d'extravagances. Je ne veux même pas qu'on m'aime - c'est si possessif. Mais quelques personnes qui soient vraiment attachées à moi et à qui je sois vraiment attaché, voilà ce que je voudrais. Et bien sûr j'en ai quelques-unes. - J'aimerais que nous vivions plus près les un des autres, vous Philip et nous, je crois que nous pourrions être vraiment amis, avec ce silence qui est ce qu'il y a de mieux dans l'amité. [...]

* Reprise d'un des Epigrammes (1653) du poète allemand Friedrich von Laugau (1604-1655)
** Aldous et Maria Huxley


D.H. Lawrence, in Lettres Choisies, éditions Gallimard, 2001.