Thomas Bernhard 1931-1989
Entretien de André Müller avec Thomas Bernhard (extraits).
Le 8 février 1979 Thomas Bernhard finit par accepter cette interview que André Müller avait sollicitée de longue date et lui écrit :
« Si je sais que vous viendrez fin mars, je m’en réjouirai, en secret, bien entendu. Je serai alors, sans aucun doute, d’accord avec tout ce que vous pourrez faire de moi, même si vous m’assassinez. Je ne tiens guère à mon existence. Mais le suicide me paraît maintenant ridicule. Du moins mes idées sur ce point changent-elles constamment. Pour l’instant, j’ai la passion, pour ne pas dire la folie de la misère. Nous nous verrons fin mars, si nous sommes encore là ! très cordialement vôtre, Bernhard. »
André Müller écrit :
"Je pris « fin mars » au pied de la lettre et écrivis que je viendrais le trente et un à midi. Le 29 mars, je reçus un télégramme : « Vous attends samedi 7 avril, bien à vous. » L’avant-veille de ce samedi-là, le matin, le téléphone sonna : « Comment allez-vous ? Il faut que j’aille avec ma tante* chez le médecin à Vienne, mais je serai de retour mardi, venez mercredi. » Ce qui fut fait."
A.M. – Y a-t-il des gens dont le contact vous soit agréable ?
T.B. – Je ne connais personne avec qui j’aie envie et je sois capable de rester très longtemps. Dans la durée, donc, c’est impossible. Je ne peux pas imaginer, par exemple, que quelqu’un habite chez moi pendant deux jours et deux nuits, qui que ce soit, peu importe, sauf une tante, elle a quatre-vingt-cinq ans, mais même ça ce n’est possible que dans certaines conditions, c’est difficile aussi, mais là on passe au grotesque et c’est donc supportable. Mais plus d’une semaine, même ça c’est impossible.
A.M. – Est-ce que vous avez déjà cohabité avec quelqu’un ?
T.B. – Enfant, à l’internat et à l’hôpital, mais ensuite plus jamais.
A.M. – Vous avez des amis à qui vous pouvez rendre visite ?
T.B. – Ça aussi c’est difficile, parce que la répétition crée aussi un problème et dans la région ici, pour être sincère, il n’y a personne en fait avec qui je puisse avoir une relation quelconque. J’ai quelques personnes que je peux aller voir pour m’apaiser. Là, je peux me laisser aller, mais m’entretenir avec eux sur le même plan, non, ça non plus ça n’est pratiquement pas possible.
[…]
Au surplus, c’est encore seul avec moi-même que je me sens le mieux pendant longtemps. Il me suffit d’aller de temps en temps au café écouter parler les autres. Au moins je ne suis pas obligé de dire quoi que ce soit. Mais naturellement, on ressent parfois le besoin de parler, et là les gens avec qui on pourrait le faire sont à Bruxelles, ou à Vienne, ou à Zurich ou ailleurs, c’est difficile. Il faudrait que je m’installe dans une ville, mais je ne peux pas me le permettre pour des raisons de santé, parce qu’à la ville, je crèverais tout simplement. En soi je ne suis pas du tout campagnard. La nature ne m’intéresse absolument pas, ni les plantes ni les oiseaux, parce que je ne les distingue pas les uns des autres et ne sais toujours pas à quoi ressemble un merle. Mais ce que je sais parfaitement, c’est qu’avec mes bronches, il m’est impossible de vivre longtemps en ville. Je ne vais maintenant plus quitter ma ferme, même en hiver, parce que quand je suis à la ville, c’est à moitié du suicide. Il n’y a que ces deux possibilités : ou bien on est en ville, et il y a es choses intéressantes, mais c’est ma ruine, ou bien on a quelqu’un mais à la longue il vous tape sur les nerfs. Alors on ne trouvera jamais la solution.
A.M. – Est-ce que vous ne courez pas ainsi le danger de vous isoler totalement et finalement de devenir fou ?
T.B. – Pour l’instant, je me débrouille en établissant artificiellement, de temps à autre, des contacts quelconques. Je me force à vaincre ma répugnance. L’indépendance pour moi, c’est donc aujourd’hui la liberté de se contraindre.
* « Le 27 juillet 1950, Thomas Bernhard a alors 19 ans, il fait connaissance d’Hedwig Stavianicek par l’intermédiaire d’Anna Janka Bernhard, rencontre décisive pour le reste de son existence. De 35 ans son aînée – elle est née en 1894 -, elle restera jusqu’à sa mort en 1984, l’ « être vital », la « compagne de vie » de l’écrivain.
Issue d’une famille de la bourgeoisie viennoise, veuve, sans enfants, d’un haut fonctionnaire ministériel viennois Franz Stavianicek (1874-1944), elle soutiendra Bernhard, matériellement et moralement – il logera un temps à son domicile de la Obkirchergasse à Vienne -, encouragera ses débuts d’écrivain après avoir souhaité pour lui une carrière de chanteur, et sera présente à ses côtés tout au long de sa vie. L’écrivain la présentera toujours comme sa « tante ». Grâce à Stavianicek, Bernhard se familiarisera avec les cercles culturels de la capitale et obtiendra son « billet d’entrée » dans des milieux fort différents de celui dont il est issu, le monde de la haute bourgeoisie et certaines grandes familles.
Hedwig Stavianicek, une personnalité forte et sur bien des plans non conventionnelle, n’aura de cesse d’ancrer Bernhard dans la réalité et saura lui inculquer une discipline sévère dès lors qu’il s’agira de son travail de création. Même si la tutelle se fait parfois pesante et n’exclut pas quelques tensions entre le « protégé » et sa bienfaitrice, comme l’évoque par exemple Une fête pour Boris qui participe du règlement de comptes personnel envers la charité des « Bonnes Dames », la relation entre Bernhard et son mentor, également sorte de substitut maternel, s’inscrit dans l’absolu. Ils entreprendront ensemble de nombreux voyages à l’étranger. »
Dans cet entretien avec André Mûller, Thomas Bernhard évoque souvent le thème du suicide qui, tout au long de sa vie, est un sujet récurrent. Il en parle si naturellement qu'il n'a plus rien de dramatique. Loin d'être un constat mélancolique, c'est une lutte incessante aux effets revigorants.
Mais il est mort à 58 ans, d'une crise cardiaque.
Il m’arrive d’emprunter à la médiathèque des ouvrages que j’achète ensuite parce que j'ai besoin de les annoter. Celui-ci en est un. Je n’ai pas pu tout lire et je veux prendre mon temps car pas une ligne de ce que j’aie lu ne mériterait qu’on la survole. Thomas Bernhard est aussi célèbre pour son oeuvre que pour ses scandales.
"Celui qui lit tout n'a rien compris". Thomas Bernhard.
Thomas Bernhard, Récits 1971-1982, Gallimard Quarto.
Cet ouvrage contient : Trois Jours – L’Origine – La Cave – Le Souffle – Le Froid – Un Enfant – Marcher – Oui – L’Imitateur – Les Mange-pas-cher – Le Neveu de Wittgenstein et l’entretien d’André Müller avec Thomas Bernhard. Mais aussi un Dossier : L’Autriche 1914-1989, aperçus historiques et Vie et Œuvre de Thomas Bernhard.
952 pages passionnantes et 76 documents et photos pour 25 euros !
« Si, je suis constamment choqué. Lisez donc mes livres, c’est un amoncellement de millions de chocs. C’est un alignement non seulement de phrases, mais d’impressions de choc. Un livre doit être aussi un choc, un choc qui n’est pas visible de l’extérieur », profère Thomas Bernhard dans un entretien en 1986, auquel il donne pour titre : L’origine, c’est moi-même. Il délivre du même coup au lecteur de cet ensemble de récits, réunis ici autour des cinq livres autobiographiques, le trousseau de clés qui, de choc en choc, d’effroi en effroi, d’enfer en enfer, ouvre la boîte de Pandore de cet écrivain pourtant tout d’une pièce : l’imprécateur et l’ermite, le suicidaire passionné de vivre, le poitrinaire aux prises avec son souffle qui se veut chanteur d’opéra, le furioso que jamais ne quittent sa colère, sa véhémence. »
4è de couverture.
Thomas Bernhard partage aujourd’hui la tombe de sa « tante », Hedwig Stavianicek et de Franz Stavianicek.
Lire ici un excellent post sur Mes prix littéraires de Thomas Bernhard.