Gaby Morlay, La Peur (Vertige d'un soir), de Viktor Tourjansky, 1936
Ingrid Bergman, Je ne crois plus à l'amour, de Roberto Rossellini, 1954
(Photo Wikipédia)
"En redescendant l'escalier depuis l'appartement de son amant, la belle Mme Irène fut à nouveau saisie de cette peur absurde. [...] Ce n'était pas la première fois qu'elle se risquait à cette dangereuse visite, ce brusque frisson ne lui était nullement inconnu, chaque fois qu'elle repartait elle subissait, si fort qu'elle s'en défendît intérieurement, de tels accès d'une peur insensée et ridicule. L'arrivée au rendez-vous était, sans hésiter, plus facile. Elle faisait arrêter la voiture au coin de la rue, en quelques pas rapides, sans lever les yeux, elle était à la porte de l'immeuble, puis gravissait bien vite l'escalier, sachant qu'il l'attendait déjà derrière la porte et l'ouvrirait prestement, et cette première peur, à vrai dire mêlée d'impatience, fondait à la chaleur de l'étreinte qui l'accueillait. [...][...][...]Elle avait fait la connaissance de ce jeune homme - pianiste connu, bien que dans un cercle encore étroit - à l'occasion d'une soirée, et bientôt, sans vraiment le vouloir et quasi sans comprendre pourquoi, elle était devenue sa maîtresse. Rien dans son sang n'avait convoité celui de cet homme, rien de sensuel ne l'avait attachée à son corps, et presque rien d'intellectuel : elle s'était donnée à lui sans avoir besoin de lui ni même le désirer fortement, mais par une certaine indolence à résister à la volonté qu'il manifestait et par une sorte de curiosité inquiète. Rien en elle, ni son sang pleinement satisfait par le bonheur conjugal, ni le sentiment si fréquent chez les femmes de végéter dans leurs intérêts intellectuels, n'avait fait qu'elle eût besoin d'un amant; elle était parfaitement heureuse au côté d'un époux prospère qui lui était intellectuellement supérieur, et de deux enfants; elle était paresseusement et plaisamment lovée dans le confort et le calme de son existence de grande bourgeoise. Mais il est une mollesse de l'atmosphère qui rend tout aussi sensuel que la touffeur ou la tempête, il est un bonheur bien tempéré qui est plus excitant que le malheur et qui, pour beaucoup de femmes, du fait qu'elle ne manquent de rien, est tout aussi fatal qu'une perpétuelle insatisfaction tenant à la désespérance. La satiété n'agace pas moins que la faim, et le côté sûr et sans risque de son existence la rendait curieuse d'aventures. Nulle part dans sa vie il n'y avait de résistance. Tout ce qu'elle touchait était moelleux, partout s'étalaient prévenance, tendresse, tiède amour et déférence douillette; et sans soupçonner qu'une telle existence mesurée ne résulte jamais de choses extérieures, mais est toujours le contrecoup d'une intime absence de rapports avec autrui, elle se sentait en quelque manière frustrée de la vraie vie par le confort de la sienne."Stefan Zweig, in Angoisses.
La suite de cette nouvelle - parue pour la première fois en 1913 - est succulente.
"Elle crée de bout en bout un "suspense" si efficace, une telle attente du dénouement, que le lecteur est comme gagné par l'affect qui domine tout le récit et dont le titre prononce d'emblée le nom comme un coup de gong angoissant, à la manière des titres des films d'Alfred Hitchcock : Vertigo, Soupçons, Psychose, etc."
Elle fut d'ailleurs adaptée au cinéma à quatre reprises, les deux dernières adaptations :
"En 1936 par Viktor Tourjansky, sous le titre La Peur (ou Vertige d'un soir), avec Gaby Morlay dans le rôle d'Irène,
En 1954 par Roberto Rossellini, sous le titre, français, Je ne crois plus à l'amour, avec Ingrid Bergman dans le rôle de la femme adultère." (Cf. Notice dans l'édition de La Pléiade, 2013).