lundi 1 juillet 2019

L'absence de fraternité dans le couple



Radioscopie : Jacques Chancel, Romain Gary, 1975. (Extrait)


J.C. Lorsque vous avez quitté Jean Seberg, ç’a été un déchirement ou ç’a été une décision logique ?


R. G. Bien sûr, ç’a été les deux. Ç’a été un déchirement pour tous les deux, je crois, ç’a été certainement un déchirement pour moi ; nous avons eu – et elle l’a dit de son côté – neuf ans de bonheur, et vous savez, un homme marié avec une vedette de cinéma, un homme par-dessus le marché de 24 ans plus âgé qu’elle, neuf ans de bonheur c’était parfait, mais nous avons constaté tous les deux que ça tendait à se déglinguer, qu’il y avait des compromis, des facilités. Nous avons divorcés, ç'a été néanmoins pour moi un grand déchirement.


J.C. C’est toujours pour vous l’écueil, cette différence qu’il peut y avoir entre un homme et une femme, sur le plan de l’âge ?


R.G. Je ne crois pas, voyez-vous c’est une question dont on pourrait parler pendant des heures. La grande différence sur le plan de l’âge entre un homme et une femme n’est, la plupart du temps, pas de l’ordre sexuel – sauf peut-être des cas que je ne connais pas spécifiquement. Mais ce qu’il y a, c’est que là où le drame est profond – là je mets sérieusement en garde les personnes jeunes qui veulent épouser des hommes plus âgés – c’est que, il y a une certaine lassitude en ce qu’on connaît déjà et qu’on a beaucoup de peine à vivre une deuxième… on s’est déjà tapé le monde. Vous avez 50 ans, vous vivez avec une jeune femme de 22 ans 23 ans. Vous, vous vous êtes déjà tapé le monde plusieurs fois. De tous les côtés. Vous vous êtes fait, vous avez vécu beaucoup beaucoup. Vous vous trouvez accompagné d’un être jeune, qui commence, qui a envie de commencer ce rapport avec le monde,  et là c’est extrêmement difficile. Parce que vous voyez cette jeune femme – ou ce jeune homme, mais c’est surtout en général une jeune femme car ce sont plutôt les hommes plus âgés qui épousent une femme plus jeune – vous la voyez faire les mêmes erreurs, vouloir faire les mêmes erreurs que vous avez faites. Elle n’écoutera pas vos conseils. Et plus vous lui donnerez de conseils et plus vous prendrez l’air de papa sage qui est très mauvais pour les rapports. Plus vous la mettez en garde et plus vous commencez à transformer vos rapports homme/femme en rapport fille/père.

Et tout cela fait, qu’au bout d’un certain temps, bon on s’est trouvé entre, un mari et une femme et on finit par se trouver entre, un père et une fille et ce n’est pas la situation idéale, la plupart du temps, pour un couple.


J.C. Je crois qu’on peut parler de toutes ces choses simplement. Parfois les hommes et les femmes évitent ce genre de discussion, ils ne veulent pas parler de ce qui touche leur cœur.


R.G. Ah ! Écoutez Jacques Chancel, pour moi c’est un des thèmes du roman Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, que j’ai publié. Le point que vous soulevez est un drame de communication des couples, mais pour quelle raison ?

Parce que, même au plus profond de l’amour, l’homme et la femme n’ont pas de fraternité. Le drame des hommes et  des femmes, en dehors des situations d’amour, en dehors des situations d’attachement profond, est une sorte d’absence de fraternité, qui fait que, parler sur ce qu’il y a de profond, de dangereux, de menaçant leur est totalement impossible, et vous avez des couples qui finissent une vie sans avoir parlé de ce qui les sépare, de ce qui aurait pu leur être épargné par des conversations.

Là, la psychanalyse peut jouer un rôle pour les individus mais c’est absurde. C’est absurde parce que, très souvent, ces problèmes ne sont même pas d’ordre psychanalytique profond, ils sont simplement dus à  des siècles et des siècles de préjugés, qui font que l’homme doit conserver son image virile et supérieure, la femme doit conserver son image féminine, douce  et soumise, et que finalement cette égalité, cette égalité dans l’explication franche, ouverte, libre – y compris de problèmes sexuels – leur est un tabou.

Et, cette absence de communication est peut-être ce que j’appelle en réalité : l’absence de fraternité entre les hommes et les femmes, est un des grands drames du couple.
"Si je t'aime comme femme c'est aussi parce que je t'aime comme homme." 
A relire cette lettre de Romain Gary à Chrystel Kriland en 1938.