jeudi 9 août 2018

Quand vieillesse rime avec allégresse...

... malgré son horreur de la vieillesse !



"Je me demande chaque matin où est la vérité : dans le miroir de ma salle de bains où je suis à faire peur, ou dans celui de ma chambre, beaucoup plus flatteur... Si les glaces n'existaient pas, je serais sûre d'être ravissante!"

"A bord du Saint Patrick. Nous sommes partis, Kurt et moi, par calme plat, ciel pâle, petit soleil. Mais ce matin on a "essuyé" un bon coup de torchon. Ce matin, vent force 5.
Au petit déjeuner, en changeant de main pour ouvrir un pot récalcitrant, je me suis surprise à penser : "Bah, je n'aurai qu'à utiliser mon pouce droit au lieu du gauche. Ce n'est pas trop grave, vu le temps qui me reste à vivre..." Il y a dix ans, ou plutôt quinze, j'aurais tenté quelque chose. Mais à soixante ans sonnés, je peux me débrouiller avec un pouce faible. Drôle, comme ça m'indiffère. Est-ce parce que je renonce à plaire? Parce que je plais à Kurt, avec ou sans pouce efficace?
Paul, retenu à l’Élysée, m'a dit : "Embrasse l'Irlande pour moi", mesurant en le disant que j'allais embrasser effectivement, mais pas forcément l'Irlande! Il est heureux et il se fait valoriser dans une autre famille, celle de Mitterrand, où il se sent sans doute plus rare, plus précieux, plus choyé. En tout cas, plus important. Je ne regrette pas de ne pas y être : je n'aime pas tellement l’atmosphère rituelle et patriarcale que Mitterrand fait régner, entouré de femmes moins intelligentes que lui (et que moi!) et qui assurent l'intendance et la claque." *

"Il y a surtout que je me bats pour ne pas devenir bossue, percluse, douloureuse." **

"La vieillesse ? Un sujet terrible, parce qu'on en meurt à tous les coups. C'est un voyage sans retour et on avance en terre incognita. On peut écrire son expérience après un cancer, la déportation, mais pour la vieillesse, il faut être descendue dans ses bas-fonds pour pouvoir écrire valablement. Mais alors, elle aussi est entrée en vous et vous rend, peu à peu, incapable de l'appréhender. Et pourtant,  ce sera le sujet de mon prochain livre! Mais je veux écrire un livre tonique, sarcastique, et qui se terminera bien puisque mon héroïne décidera, le jour venu, de tirer sa révérence!" ***

"Désormais, je n'ignore plus que la mort est tapie non loin, guettant ses proies sous ses paupières de crocodile qui ne dort jamais. Par quelle grâce parvient-on à l'oublier? Par quels stratagèmes réussit-on encore à jouir de la beauté du monde, du bonheur d'écrire et du plaisir de réveiller chaque matin?
Il faut se garder d'approfondir la question. Un malheur est si vite arrivé..." ***

Benoîte Groult, in Journal d'Irlande, Carnets de pêche et d'amour, 1977-2003, éditions Grasset, 2018

9 juin1981, Benoîte avait 61 ans.
**  6 août 1990, Benoîte avait 70 ans.
*** 1er octobre et 7 octobre 2003, Benoîte avait 83 ans

"Le dernier projet d’écrivaine * de Benoîte Groult était de publier son  « Journal d’Irlande ». Elle avait l’intention d’entrecroiser ses « Carnets de pêche » en Irlande où elle avait passé plus de vingt étés avec son mari Paul Guimard, et les passages de son Journal intime tenu conjointement. Elle avait commencé ce travail d’orfèvrerie littéraire, que la maladie et la mort l’ont empêchée de mener à son terme. C’est sa fille Blandine qui a choisi de mettre ses pas dans ceux de sa mère pour lui rendre le plus beau des hommages en la faisant revivre à travers ce livre posthume établi selon sa volonté.
Le livre se présente comme un Journal tenu durant vingt-six étés, rythmé par une quadruple dramaturgie : l’installation en Irlande, la maison que Benoîte et Paul y achètent, la vie locale avec ses figures pittoresques, la passion de la pêche, de la mer, du bateau, des produits de la pêche à cuisiner, etc.  L’expérience sans fard du trio amoureux dont la matière a donné lieu à la transposition fictionnelle de son best-seller Les vaisseaux du cœur  : Benoîte tiraillée entre son mari Paul Guimard et Kurt, l’amant américain rencontré en 1945 et retrouvé dans les années 60. Elle s’éloigne de Paul sans parvenir à le quitter tandis que Kurt espérera en vain qu’elle divorce pour lui. Les visiteurs de l’été dont elle dresse un portrait saisissant de justesse et, parfois, de rosserie  : ses filles et leurs maris, les amis de passage (François Mitterrand, Régis Debray, les Badinter, Tabarly, les Fasquelle…)  Le temps qui passe pour une femme qui se sent vieillir et qui vit un amour platonique avec un mari de son âge et un amour charnel avec un amant plus âgé qu’elle. Benoîte a 57 ans quand elle commence ce Journal et 83 ans quand il s’achève."
(Source)
 * (J'ai barré le "e" de écrivaine. Je n'adhère pas à la féminisation des mots). 
C'est un livre magnifique, de vie, d'amour, de liberté. Quelle femme ! Heureusement qu'elle n'a pas appuyé sur La touche étoile mais si elle avait voulu le faire, il était trop tard. Alzheimer ne prévient jamais. Ne pas attendre trop tard... restera mon credo !