dimanche 14 juillet 2019

Est-on en France voué à mourir seul

Journal

Juin

Récapitulatif.
Semaines remplies de rendez-vous médicaux, divers spécialistes : urgentiste, généraliste, dentiste, kinésithérapistepeute.
Les journées sans rendez-vous : migraine. 
Les journées avec et sans rendez-vous : douleurs. Assommée d'antalgiques. 
Une oreille bouchée avec hyperacousie, allez comprendre, l'autre oreille baisse brutale d'audition.
Le golf, oublié !

Juillet

Rendez-vous urgent avec l'ORL, l'associé de mon ORL adoré, ce dernier décédé en décembre, à 63 ans (sale crabe), pas pu en parler, trop touchée. Associé, épatant aussi.
Migraines migraines.
Dentiste, ophtalmologiste (il s'est écrié : MAGNIFIQUE, quand il a vu que ma pression oculaire était passée en trois mois de 27 à 16 avec son traitement), kiné.
Chirurgien orthopédiste, radiologues... (je fais aussi une cure des Radioscopies de Jacques Chancel et ça, c'est un régal).
C'est pas une vie de passer son temps dans les salles d'attente. J'en ai assez. Plus envie de me faire soigner. Je veux pouvoir marcher sans douleurs. Hyperacousie : le bruit me fait mal, peux plus aller au cinéma, son trop fort.

Lors de ma dernière visite, récente évidemment (tsss !), chez ma généraliste, en fin de consultation elle me demande si j'ai lu le Journal d'Irlande de Benoîte Groult qu'elle était en train de lire. - Oui, formidable, quelle femme ! lui dis-je. Et comme elle connaît mon sujet de prédilection, je lui en parle souvent, sans tabou, je lui demande si elle a lu La touche étoile. - Non me dit-elle. Mais elle connaissait le sujet et je lui dis : elle a attendu trop tard, mais moi, je n'attendrai pas.
En rentrant chez moi, je l'ai sorti de ma bibliothèque, pour le relire. Il n'a pas pris une ride - si j'ose dire, ce n'est pas comme moi - en douze ans, et malheureusement rien n'a changé concernant cette ultime liberté.

"Je veux m'en aller, ma hotte lourde de souvenirs et les yeux pleins de la fierté d'avoir vécu vivante jusqu'au bout. M'en aller à mon heure à moi, qui ne sera pas forcément celle des médecins, ni celle autorisée par le pape, encore moins la mort au ralenti proposée par Marie de Henezel, avec son plateau de soins palliatifs en devanture et son sourire crémeux.
[...]
[...]
Ne pouvant me satisfaire des baisers des autres et des trop rares couvreurs qui se donnent en spectacle, ayant perdu presque tous mes plaisirs et presque tous les amis de mon âge, ayant écrit mon dernier livre, je ne vois pas pourquoi j'attendrais passivement le dernier coup du sort. Mais comment abréger mes jours, au cas où j'aurais la chance d'entendre grincer à temps la charrette de l'Ankou [qui annonce la mort chez les Bretons, N.D.L.R], conduite par son charretier funèbre qui a toujours pour moi le visage de Jouvet ?
En Suisse, en Belgique, en Hollande, on admet "l'aide à mourir". J'avais vu Exit à la télévision et suivi la mort douce et choisie d'un homme malade, dans les bras de sa femme. Et l'admirable Mar adentro, un film sur la joie de vivre et le courage de mourir.
La France n'est plus le pays des libertés. Nos députés viennent d'inventer l'hypocrite "laisser-mourir", formule affreuse bien dans la lignée du "laissez-les vivre", les deux slogans ayant en commun le même mépris de la volonté des intéressés.
[...]
Comment accéder à l'euthanasie, ce beau mot grec qui signifie tout simplement ce que tout le monde souhaite : "une belle mort" ?
Quand un philosophe est contraint de se défenestrer pour échapper à sa maladie incurable [Gilles Deleuze, N.D.L.R.], quand une femme âgée en est réduite à s'avancer dans l'eau glacée d'un étang jusqu'à s'y engloutir, afin d'échapper à ses poursuivants qui l'avaient déjà réanimée de force à deux reprises, qu'est-ce d'autre qu'un refus d'assistance? que le non-respect d'une personne ? Qu'est-ce d'autre qu'une mort dans la cruauté, sans l'aide d'une main secourable ? Pour ne pas laisser condamner le médecin qui vous aide, ou le proche qui vous tend la main, est-on voué en France à mourir seul ?
[...]
J'ai besoin de conseils éclairés et j'ai cru devoir consulter les spécialistes de la vie, donc de la mort. [...] Tous ont fait resurgir du fond de ma mémoire des impressions enfouies depuis plus de cinquante ans ! L'humiliation, l'impression d'être coupable, le ton paternaliste masquant mal une totale indifférence, le même blindage idéologique que pour l'avortement avant la Loi Veil. Et pour couronner le tout, l'alibi de la foi chrétienne chez des gens qui ne vont même pas à la messe.
Or quand un être n'a plus d'Espérance, c'est de Charité qu'il a besoin, non de Foi.
Réclamant le droit de choisir ma mort comme j'avais réclamé autrefois celui de donner ou non la vie, voilà que je me retrouvais dans la même position de quémandeuse devant la même nomenklatura ! Voilà qu'on me parlait comme à une petite fille alors que j'avais le double de l'âge de tous ces médecins et n'étais coupable que d'avoir trop vieilli à mon goût ! Ma vie n'était donc plus à moi ?

Pages  276 - 278 - 279 - 280 - 281

Benoîte Groult, in La touche étoile, éditions Grasset & Fasquelle, 2006.